carnival of rust ♡ angie

À peine née, le destin de Mary était tout tracé : études, apprentissage pour devenir une bonne femme de maison, et un mariage avec le fils d’un homme fortuné avec qui son père avait de très gros contrats. Les affaires sont les affaires, et Mary étant une fille, hors de question de lui confier les clés de l’empire ou quoi que ce soit d’autre. Elle ne pouvait être un cerveau. Elle serait donc un ventre, et une toute petite ligne en bas d’un contrat.

Enfermée dans un pensionnat religieux pour s’assurer que son éducation soit la plus spirituelle et stricte possible, Mary était malheureuse. Si dans sa jeunesse, elle s’accommodait du mode de vie qu’on lui imposait, en grandissant, Mary se sentait étouffée et plus à sa place. Cette vie austère ne lui convenait pas et ne lui correspondait plus. Elle sentait quelque chose en elle, une fureur, une envie de vraiment vivre. C’est lorsqu’elle a appris que la Foi qu’on essayait de lui inculquer lui servirait uniquement à être une bonne croyante prête à se plier en quatre pour un mari et satisfaire Seigneur, qu’elle comprit qu’elle voulait quitter ces lieux, et cette vie.

C’est à ce moment-là que Dieu (ou pas) mit sur son chemin un garçon nommé Thomas, un petit livreur qu’elle croisait souvent une fois par semaine lorsqu’il apportait de la nourriture aux sœurs, dont elle tomba éperdument amoureuse. Il devint rapidement sa lumière dans cette vie terne, austère, ennuyeuse. Elle fit le mur, une fois. Puis deux. Jusqu’à ce que les sœurs décident d’en parler à ses parents. Avant qu’ils n’aient le temps de décider de la changer de pensionnat, Mary disparut. Non. Rien ni personne ne pourra la refaire prisonnière, ni la séparer de lui. Sans un sou en poche et sans aucune certitude, Mary quitte tout pour s’enfuir avec son petit ami. Sa famille prend cela pour un affront, et sans aucune inquiétude, ni empathie, ni même tolérance pour son jeune âge, Mary est reniée et déshéritée. Peu après son dix-septième anniversaire, Mary se retrouva dans la misère, ne vivant plus, littéralement, que d’amour et d’eau fraîche. Ils vivaient sur deux salaires misérables, dormaient dans leur voiture, puis après une année de galère, dans un studio miteux. Mais ils s’aimaient, alors ils s’accrochaient. Ils n’avaient besoin de rien d’autre que de l’amour de l’autre, ils ne voulaient pas plus. L’amour leur suffisait.

Sauf que deux ans plus tard, à 19 ans, Mary tomba enceinte alors que leur situation s’était empirée. Ils peinaient à s’en sortir, ne pouvant pas même soigner la santé de Thomas, abîmé par les années de travail illégal, à porter des charges trop lourdes pour lui, trop d’heures dans la journée et souvent, même, jusqu'à tard dans la nuit. Le quotidien s’était assombri, et les deux amants ne se voyaient que très peu. Mary enchaînait les petits boulots qu’elle ne parvenait pas à garder, ayant un problème avec l’autorité depuis son passage chez les sœurs. Et Tom n’ayant pas fait d’études et venant d’une famille ouvrière d’une ville reculée d’Angleterre, celui-ci ne parvenait pas à trouver de travail avec un meilleur salaire. Ils se retrouvèrent donc à la rue, encore une fois, au moment où Mary commença à subir les premiers signes de sa grossesse. Désespérée, Mary retourna chez ses parents pour leur demander de l’aide. Ils refusent. Ils ne veulent pas de Thomas, un fils d’ouvrier, incapable de subvenir aux besoins de leur fille. Ils sont prêts à l’aider malgré, mais à une seule condition…

Même si au fond, Mary désirait mettre cet enfant au monde, car il était le fruit de son amour avec Thomas, devoir mener cette grossesse à terme avec le soutien financier de ses parents a été un coup dur. Elle avait dû quitter son petit ami du jour au lendemain, et quitter Manchester avec ses parents. Une simple lettre « Je dois partir. Je suis désolée… Oublie-moi. », déposée sur le capot de la voiture où il dormait, avec de l’argent qu’elle avait volé à ses parents. Mary n’avait plus donné de nouvelles à Thomas, mis fin à leur relation sans rien lui expliquer, car ses parents refusaient qu’il continue à lui tourner autour. Leur fille était déjà compromise, enceinte hors mariage et sans emploi, pas question de la laisser sombrer à nouveau une fois remise sur le droit chemin. Tom avait encaissé, difficilement, mais n’avait pas insisté malgré son cœur brisé. Mary avait raison de le quitter, il n’était pas à la hauteur, et il voulait le meilleur pour l’amour de sa vie. Alors Thomas avait mis de côté sa peine, sa colère, sa frustration, et avait tenté de continuer à vivre sans elle. Mary venait de renoncer à son véritable amour pour son bébé à venir, ne pouvant pas mener une grossesse correctement à terme dans la rue. Vivre d’amour et d’eau fraîche ne suffisait malheureusement pas toujours dans ces cas-là.

Trois ans après la naissance de Angie, Mary s’est rendue à Manchester chez le frère de Thomas. Le dialogue fut très difficile, celui-ci ayant eu énormément de mal à se remettre de cette rupture brutale. « Tom est mort. Merci de t’en soucier enfin. ». Son petit ami de l’époque était décédé en pensant qu’elle ne l’aimait plus, et sans savoir que Mary était enceinte de leur enfant. Sa mère attendait la naissance de sa fille pour partir et avoir de l’argent pour eux deux. Mais cela signifiait couper les ponts. C’était ça, la condition. Mary ne s’en est jamais remise. Et quelque part, elle en a voulu à sa fille, car sa grossesse a été synonyme de mariage arrangé et de vie malheureuse, prostrée chez elle, femme au foyer sans amour. Mari infidèle. Elle pouvait au moins pleurer dans des draps de soie, diront certains.



Le choix de sa mère avait, effectivement, permis à Angie de ne jamais manquer de rien matériellement. Elle avait un toit sur la tête, de jolis vêtements, de la nourriture dans son assiette, dormait dans un lit douillet, avait des livres, des instruments de musique… Pas de quoi se plaindre, loin de là. Mais avec le recul, l’Anglaise aurait préféré manquer de certaines choses matérielles, plutôt que de manquer d’affection. Parce que oui, Mary n’a jamais été une mère aimante. Elle s’était toujours montrée froide, distante, et stricte. Même en public, elle ne savait pas faire semblant. Pas de tendresse, de petites attentions, d’encouragements, de félicitations. Angie n’avait jamais entendu un seul « je t’aime », « je suis fière de toi », et un tas d’autres paroles que sa fille aurait rêvé d’entendre lorsqu’elle échouait (les rares fois où c’était arrivé), était malade, se sentait triste, esseulée, en mal d’amour. Elle ne pouvait compter sur ses grands-parents que pour recevoir des chèques aux chiffres astronomiques, et, même si cela s’avérerait utile dans le futur, sur le moment, la toute jeune Angie aurait aimé une peluche, un câlin, des gâteaux, des comptines, de l’attention… de l’amour. Dommage pour elle, cela ne s’achetait pas.

Toute sa vie, Angie dut payer pour le sacrifice qu’avait fait sa mère, pour ses choix. Elle en était la cause, elle était tenue responsable du malheur de sa génitrice. Vous pensez qu’ils auraient payé une thérapie à leur fille, ses grands-parents pleins aux as ? (Laissez tomber, elle n’aurait sûrement pas eu besoin de voir un psy si ses parents étaient allés en voir un avant de faire un enfant). Mary lui fit vivre une vie difficile. Reproches permanents en plus du manque d’affection, intransigeance, règles strictes, journées organisées, quasi-militaire. Pourquoi ? Parce que le but de son existence était de faire ce que sa mère n’avait pas pu faire au pensionnat, avoir la carrière de danseuse qu’elle aurait rêvé d’avoir, et d'exceller dans tout ce que sa mère aurait voulu entreprendre. Le piano, le violon, les heures de travaux supplémentaires après l’école pour être la meilleure dans toutes les matières. Et malgré ses excellents résultats et ses facilités (largement aidées par les heures passées à s’acharner et à travailler d’arrache-pied), Angie n’a jamais eu confiance en elle. Elle ne faisait jamais assez bien les choses, il y avait toujours meilleure qu’elle; plus belle, plus grande, plus fine, plus intelligente, plus douée, plus talentueuse. Elle a grandi dans la compétition, la comparaison. L’important n’était pas de participer, mais de gagner. La seconde place étant déjà celle des perdants, sa mère ne laissait rien passer. Il y en avait eu, des punitions, des douches froides, des éclats de voix, des gifles, des repas repoussés, voire interdits...

En parallèle, Angie voulut faire de la danse classique. Sa mère avait évidemment accepté, laissant la jeune fille penser que cette volonté venait d’elle-même alors que sa mère l’avait involontairement conditionnée. C’était son rêve, après tout, de vouloir devenir danseuse étoile. Et si elle n’avait pas pu le faire, Angie le ferait. Elle n’avait, de toute manière, pas le choix. Elle lui devait bien ça, non ? Emploi du temps chargé, donc, que celui d'Angie. Pas une minute pour vivre une vie d’enfant normale. Habituée et ne pouvant rien y faire, enfermée dans sa bulle, Angie suivait la cadence tant bien que mal, jusqu’à ce que tout cela devienne normal et « facile ». À force de pratiquer, les émotions qui n’étaient pas indispensables passaient au second plan. L’absence de son père, le manque de preuves d’amour de sa mère, la frustration de ne pas être écoutée… Tout fut enfoui, refoulé. Pour devenir un robot programmé par sa mère pour la réussite. Pour réussir ce qu’elle n’avait pas pu accomplir à cause de sa fille.



Tout ce travail, ces sacrifices, ces douleurs, et ce travail acharné payèrent. Angie devint la danseuse la plus talentueuse de sa classe, de son degré, de son école, puis de la région. Elle rejoint l’English National Ballet à l’âge de dix-huit ans. Puis elle est devenue l’Etoile, parmi les étoiles. La jeune Anglaise a voyagé, beaucoup voyagé. Elle a obtenu de grands rôles dans des ballets prestigieux, dans des spectacles classiques très connus (notamment Le lac des Cygnes). Elle vécut des choses incroyables, rencontra des gens importants. Jolie poupée parfaite, qui dit oui à tout, qui ne fait que sourire. Une gentille fille, talentueuse, mais froide, voire un peu hautaine, disaient-ils. Sauf qu'Angie, malgré les apparences, n’était qu’un simple humain. Elle avait beau devoir être parfaite, et ressembler à un robot exécutant les ordres sans broncher, les émotions enfouies commençaient à prendre trop de place. Les critiques, la pression, les entraînements, les représentations, les lumières, la musique, les répétitions intensives, la compétition, la toxicité de sa mère, sa solitude, sa tristesse, ses idées noires… Tout cela ne faisait qu’empirer son mal-être qui s’était installé depuis bientôt deux décennies. Alors (enfin !), Angie trouva le courage de répondre à sa mère, de donner son avis, de hausser le ton quand sa mère dépassait les bornes. Malheureusement, toute tentative de reprendre le contrôle sur sa vie se soldait par une dispute et une gifle. Fin de la conversation, rébellion avortée. Voilà l’emprise qu’avait Mary sur sa fille. Alors durant des mois, Angie ne dit plus rien, alors que sa santé mentale se dégradait, qu’elle peinait de plus en plus à suivre la cadence physiquement.

Puis un jour, elle surprit une conversation. Son père n’était pas son vrai père. Et son vrai père était mort. Elle apprit que si elle n’était jamais venue au monde, sa génitrice aurait pu rester avec son petit ami de l’époque, qui s’avérait être le géniteur d’Angie. La fatigue, le surmenage, la colère, puis une dispute violente avec sa mère. Une gifle, puis une gifle rendue. Des choses enfouies remontées à la surface. Pendant plusieurs jours, Angie disparut et ne donna aucune nouvelle à personne, et ce, quelques jours avant une importante représentation.


La première soirée de sa fugue, Angie l’avait passée avec un garçon rencontré au bar. Angie s’y était réfugié pour boire un verre, et y noyer sa colère ainsi que son chagrin. Les paroles prononcées ce soir avaient été affreusement douloureuses pour elle. Le venin craché ce soir coulait dans ses veines, nourrissant les démons que la danseuse tentait de contrôler tant bien que mal, sans personne pour l’aider, afin d’éviter de sombrer. Elle lui avait dit des choses qui ne s’oublieraient que par la consommation d’un alcool, fort, de préférence. C’est là que le beau brun en question entra dans le bar, et dans sa vie, au passage. Leurs regards se croisèrent, et malgré sa mauvaise humeur, Angie esquissa un sourire. La soirée passant, Angie et Jo discutèrent de tout et de rien, et avoir une discussion légère avec un électron libre, un homme simple et humble lui fit un bien fou. Et passer une soirée avec un bel homme comme lui, c’était plutôt sympa. Elle l’enviait, Jo. Il semblait pouvoir faire ce qu’il voulait, quand il le voulait, et semblait n’avoir de comptes à rendre à personne. Il se laissait porter, il vivait simplement. Angie était admirative. Elle ne savait pas ce que ça faisait, elle, de faire ce dont elle avait envie, de pouvoir errer comme ça, une journée ou deux, sans but. Cependant, Angie n’avait pas réussi à en savoir plus sur ce qu’il faisait réellement dans la vie, ni rien de trop personnel. Jo était mystérieux, et il l’intimidait, parfois. Son assurance, son côté ténébreux… Angie n’avait l’habitude que de côtoyer des personnes lisses, qui ne juraient que très peu, hypocrites, superficielles, de son milieu à elle. Bref, des clones programmés pour atteindre l’excellence dans un domaine bien précis, qui ne servait absolument à rien dans le vrai monde. Jo semblait, lui, ne pas avoir de filtre, et ça, ça lui plaisait à Angie. Mais après cette soirée, Angie perdit la trace de Jo, et ne le revit pas pendant plusieurs semaines. Cependant, elle n’eut pas besoin de le voir pour penser à lui, car bizarrement, Jo avait fait une sacrée impression à la jeune femme…


De cette fugue, Angie en revint complètement affaiblie, et alcoolisée, mais déterminée à changer de vie. Sa mère dut lui faire prendre une douche froide pour lui faire reprendre ses esprits, avec une bonne baffe en prime. Sa marionnette avait tenté de scier les chaînes qui la retenaient prisonnière, et lui échappait. Si physiquement, Angie était toujours là, mentalement, elle ne l’était plus. C’était pire que tout. Et vous l’aurez deviné : la jeune femme est montée sur scène parce qu’elle n’avait pas le choix. Elle ne pouvait pas faire faux bond à la compagnie, ni au public. Elle ne pouvait pas avoir d’émotions, ne pouvait pas décevoir sa mère, décevoir le monde entier. Elle ne pouvait pas prendre en considération ce qu’elle ressentait. Cette noirceur qui la rongeait chaque jour un peu plus, cette anxiété grandissante et oppressante. Non. Quelle importance. Elle ne faisait cela que pour sa mère, que pour se faire pardonner d’exister. Alors elle est montée sur scène, Angie, et le drame qui lui pendait au nez arriva enfin : elle se blessa grièvement. Tombée de scène, aveuglée par les lumières, déstabilisée par la musique, perdue dans les allées et venues incessantes des autres danseuses. Elle avait vingt-cinq ans.



Vingt-cinq ans. L’âge où sa carrière prit fin. Enfin. Mais sa vie, en revanche, ne faisait que commencer. La liberté. Angie s’émancipa très très vite, pendant que sa mère essayait de se remettre de ce désastre. Elle fit ses valises et quitta la maison familiale le lendemain, pendant que sa mère dormait grâce aux somnifères avalés pour la calmer après ce drame. Rien à faire de ses états d’âmes. Il était temps pour l’oiseau de quitter sa cage.

Cette impression de renaître lui vint alors qu’une connaissance rencontrée durant sa fugue l’invita au festival de Glastonbury. C’est à ce festival que l’envie de vivre d’Angie s’accentua. Cette foule, la musique, la joie, l’ambiance, les gens apprêtés, celleux qui dansaient, celleux qui chantaient, avaient un peu trop bu… Toutes les personnes présentes qui avaient l’air de, pour la plupart, toutes se connaître alors qu’elles ne s’étaient sûrement rencontrées que quelques heures auparavant. Tout le monde s’amusait, juste comme ça. Il n’y avait plus de statut social, de barrières, de différences. Des étoiles plein les yeux, Angie profita de cette nouvelle vie qui s’offrait à elle. La vraie vie. Lorsqu’entre deux éclaircies, la pluie revint arroser le public, les rires et les chants ne faiblissaient pas pour autant. Et pour la première fois depuis une vingtaine d’années, Angie se mit à rire et resta là, les bras accueillant avec bonheur cette averse, laissant la pluie fouetter son visage. D’autres personnes, interloquées, mais amusées, vinrent la rejoindre dans sa célébration de la liberté. Oui, sa vie commençait enfin.

Elle se mit à voyager seule, d'abord, pour se ressourcer, à bord de sa petite mini Austin seven. Elle rencontra du monde sur la route, et dans les petites villes. Des gens de passage, comme elle, ou des âmes vivants dans ces lieux parfois isolés. Angie prit le temps d'apprécier sa propre compagnie, apprenant aussi à vivre avec sa blessure tout juste guérie. Pas le temps d'attendre pour vivre sa vie, elle avait déjà passé trop de temps dans sa cage. Puis elle revint à Bristol, découvrit des coins jusqu'alors inconnus. Elle n'avait finalement pas besoin d'aller bien loin pour rêver et se sentir bien, en fin de compte. Les soirées, l'alcool, les rires bruyants à pas d'heure, dans les rues calmes de la ville, les pubs un soir de match, les repas à l'arrache de fin ou de lendemain de soirée, les conversations profondes ou délirantes avec des inconnu.e.s, les festivals de musique, les heures à discuter de tout et de rien avec des proches, le cinéma, la musique, la découverte de la culture sous un autre angle (autre que la danse et le théâtre)... Tout cela rythmait désormais sa vie, et pour rien au monde, Angie ne souhaitait revenir en arrière, ou reprendre son ancienne vie ni sa carrière. Pendant ce temps, elle veillait à repousser habilement sa mère à chaque tentative de celle-ci de gâcher sa vie et son bonheur, comme elle l'avait toujours si bien fait.

Angie souffla un bon coup avant de finir son verre cul sec, pour s’approcher ensuite de la table de Jo, en lui faisant un petit signe de tête. « La place est libre ? », demanda la blonde en souriant. Elle ignorait totalement s’il se souvenait d’elle, mais qu’importe, après cette soirée, il se souviendrait d’elle. Parce qu’Angie, elle n’en avait plus rien à faire de ce qu’on lui avait appris, des aprioris enfoncés dans son crâne par sa mère, sur « les autres », ceux qui valent moins qu’elle parce qu’ils ne sont personnes, eux. Mais Angie non plus n’était (plus) personne. Elle n’avait jamais eu la prétention de penser être plus importante qu’autrui, d’ailleurs, malgré les dires de sa génitrice. Et être une personne normale lui convenait très bien. L'anglaise n'avait plus 'peur' de cet homme libre, sûr de lui, mystérieux. Après tout, il avait aidé (sans le savoir), Angie à reprendre sa vie en main et à se rebeller contre sa mère. Sa blessure avait été, même si douloureuse et difficile à vivre, salvatrice pour elle. Il lui faudrait énormément de temps pour s'en remettre, et sa carrière, elle, ne pourrait pas l'attendre. Alors il fallait apprendre à vivre autrement, et cela passait par faire tomber les murs autour d'elle, dompter sa timidité, sa peur de l'autre et d'elle-même, et de se jeter à l'eau. Puis elle n'avait jamais vraiment cessé de penser à Jo, espérant secrètement pousser la porte du bar et le retrouver à 'leur' table, et passer à nouveau une soirée à discuter, sans pression.

De cette soirée non plus, Angie n'en sortira pas indemne. Son intérêt pour Jo ne fit que grandir un peu plus, et son envie de le connaitre aussi. Plus tard, elle le croisera à un coin de rue, et en croisant son regard, le saluera et aura une drôle de sensation dans la poitrine en pensant à lui. Un truc difficile à décrire, surtout pour quelqu'un qui n'a jamais rien connu de tel auparavant. Et elle sera loin d'imaginer que cette sensation étrange, qui donnera naissance à des sentiments ne la quitteront plus.



Dans une énième tentative de renouer avec sa fille, Mary contacta Angie pour lui annoncer que Joseph est en prison. Malheureusement, Mary savait qu'Angie en pinçait pour Jo, et son premier réflexe était de ne pas la croire, car elle savait sa mère prête à tout pour que sa fille ne lui adresse à nouveau la parole. Même à mentir sur le sort d’une personne importante aux yeux de sa progéniture. « Je te jure que je dis la vérité… ». Sa voix tremblait. Une émotion. Quelque chose retourna les entrailles de Angie. « Depuis quand ??? », répondit la blonde. « Ça va bientôt faire deux ans. ». Angie sentit son cœur se serrer. « Et tu ne me le dis que maintenant ?! », elle était injuste en répondant cela à sa mère, elle le savait. Mais il lui arrivait de se montrer de mauvaise foi, surtout face à sa mère. Après tout, la pomme ne tombait jamais bien loin de l’arbre. « J’ai essayé de te prévenir, mais… », mais Angie rejetait sa mère depuis qu’elle avait déménagé il y a deux ans, c’est vrai. Elle avait fui Bristol pour s’éloigner de sa mère et de son emprise, pour laisser le passé derrière elle. Et pour essayer d’oublier Joseph, sachant qu’il ne l’aimerait jamais en retour. Celui qui n’avait été qu’un coup de cœur qu’elle pensait passager - sûrement trop heureuse qu’on ne lui accorde de l’attention après une vie passée à être la marionnette bien sage et docile de sa génitrice-, s’était retrouvée à ressentir des sentiments plus forts pour Jo. Et ses sentiments se sont installés, bien confortablement, jusqu’à ne plus jamais quitter son cœur. Jusqu’à ce qu’il ne quitte jamais vraiment ses pensées, même loin, même durant deux années sans le voir. « Merci de me l'avoir dit. Je rentre à Bristol. Pour Jo, pas pour toi. », répondit la jeune femme en précisant bien à sa mère qu'elle ne voudrait absolument pas la voir là-bas, avant de raccrocher.

Angie s’en voulait d’être partie, de l’avoir laissé mal entouré, de ne pas avoir insisté davantage pour lui faire comprendre ce qu’elle ressentait. Trop peur qu’il ne s’éloigne encore plus d’elle, qu’il ne lui tourne le dos, qu’il l’évite, ou ne la blesse. Alors elle a abandonné, Angie. Elle lui a dit au revoir, feignant de ne pas être totalement lâche, puis elle a disparu. Et Jo est en prison. Qu’avait-il fait pour se retrouver en prison ? Angie avait perdu deux années durant lesquelles elle aurait pu le soutenir, l’aider à se défendre, peut-être. Lui venir en aide avant qu’il ne se retrouve derrière les barreaux, aussi. Deux années perdues. Mais il n’y en aurait pas une de plus. Après une visite à la prison, en apprenant que son ami était enfermé pour huit ans, Angie prit la décision de rentrer définitivement à Bristol, abandonnant tout ce qu’elle avait essayé de construire. Elle ne le laisserait pas tomber une seconde fois, tentant de venir le voir lorsque les visites étaient autorisées et qu’il acceptait de la voir, cherchant à lui engager un avocat digne de ce nom afin d’essayer de raccourcir sa peine, de trouver des solutions pour qu’il sorte de là. Peut-être était-ce mal de ne pas vouloir qu’il purge une peine alors qu’aux yeux du monde, il était coupable de ce dont on l’accusait, mais Angie soutiendrait quiconque comptait à ses yeux. Parce qu’on ne pouvait pas être là uniquement quand tout va bien, on ne pouvait pas demander aux gens d’être parfaits, on ne pouvait pas leur en vouloir de faire des erreurs. Elle était très bien placée pour le savoir, Angie. Si on ne lui avait jamais laissé la chance de faire des erreurs et pardonné d’échouer, Angie, elle, ne ferait jamais cette erreur. Elle n’allait pas le laisser seul, ni lui tourner le dos.



Il lui fallut retrouver un travail, après avoir quitté celui qu’elle affectionnait. Retrouver un logement, un chez elle, à la hauteur de celui dans lequel elle avait trouvé refuge il y avait bientôt deux ans et demi. Par chance, son curriculum vitae étant ce qu’il était, Angie n’eut pas de grandes difficultés à trouver un travail au sein de la ‘Bristol Ballet School’. Elle ne commença à travailler qu’un an après son embauche officieuse, et l’angoisse fut terrible. Donner des cours de danse classique à de très jeunes enfants était sympathique, plus proche de l’initiation et la découverte, qu’un réel apprentissage dont lequel une carrière dépendrait. Dans cette école, il était question de donner des cours à des jeunes plus instruits, avec un bon niveau. Des élèves allant jusqu’à quatorze ans, et plus. Un âge important, une période charnière dans la vie de futurs jeunes adultes. Être à leur côté à ce moment, dans un domaine les passionnant, permettrait à Angie de leur éviter ce qu’elle avait vécu de son côté, avec une professeure tyrannique (en plus d’une mère tout aussi dure). Apprendre à atteindre la perfection, apprendre à enseigner l’excellence et l’ambition sans être cruelle, sans pousser les élèves à bout, sans oublier qu'il s'agissait avant tout d'une passion et d'un art, pas d'une torture. Si au départ la danse classique et Angie étaient fâchées, la danse lui ayant beaucoup apporté mais tant pris, aussi, avec le temps, Angie avait réussi à faire la paix avec celle-ci. L'enseigner après l'avoir reniée et détestée fut une véritable bouffée d'air frais. Quel malheur qu'Angie n'ait jamais vraiment profité de sa réussite et de son art durant les dernières années de sa carrière. A son tour maintenant de passer la flambeau et d'essayer de transmettre au mieux son amour de la danse, et de veiller à ce que personne ne vive ce qu'elle a vécu.

Angie peine parfois à se lever le matin, à voir la beauté de la vie, à profiter de sa nouvelle vie durement acquise et méritée. Coincée entre son envie de vivre, de découvrir, de rattraper le temps perdu, et sa peur de perdre le contrôle, et, paradoxalement, de vivre des choses inconnues (et dieu sait qu'elles sont nombreuses). A l'aube de ses trente-trois ans, elle lutte chaque jour pour se défaire de ce que sa mère a pu lui apprendre, de ce que celle-ci attend et attendait de sa fille. Elle tente de s'accrocher à ce en quoi elle croit, à ce qu'elle est vraiment, elle, Angie Watson, au fond. Sans l'influence ni les ordres de quiconque, sans prendre en compte l'avis ni le jugement d'autrui. Elle tente encore de se (re)construire, de trouver sa place dans ce monde, et dans cette ville, même huit ans après la fin de sa carrière de danseuse étoile.