Make the cut (Caleb x Joseph)

Quand Joseph attrape le couteau, ses yeux font comme la lumière d’un phare. Leur course s’interrompt là où des mouvements sont perçus, des bruits entendus. Il est onze heures et la salle à manger est fermée. Le dernier cuisinier a laissé son tablier dans le bac à tabliers sales et a fermé la lumière principale, laissant la secondaire, aussi blanche et austère que les autres, à Joseph et son lavabo rempli de chaudrons et poêles crasseuses. Ses pantalons larges et lousses recouvrent son bracelet électronique et, pour l’instant, personne ne lui a posé de question au sujet de cette enflure au niveau de sa cheville. Personne ne lui parle vraiment, en fait. Joseph continue de se convaincre que le traitement silencieux qu’il reçoit est dû au rythme effréné du travail en cuisine. Il ne s’attendait pas à une telle cadence, mais il tient le coup sans s’essouffler.    

La lame du couteau dont Joseph s’est armé n’est pas sale. Il l’a récupérée dans son socle en bois sur le comptoir. Il peut deviner son reflet flou sur sa surface brossée. Il approche son doigt mais se fait interrompre par des bruits de pas dans la salle à manger. Sûrement le patron, qui quitte toujours le dernier, et qui quittera seulement lorsque Joseph aura terminé ses tournées de lave-vaisselle. Le plongeur serre des dents en cachant le couteau sous la hauteur des comptoirs en métal. Il reste immobile en fixant l’entrée de la cuisine, où la silhouette d’Anderson apparaîtrait s’il venait faire un tour ici. Une fois le danger passé, il traverse la salle sur la pointe des pieds, direction un frigo en particulier. La lame triangulaire, suspendue à la verticale contre sa hanche, lui donne les airs d’un tueur cherchant sa prochaine proie. Il la trouve, cette dernière. Longue, orange, épaisse comme un rondeau de bois. Il la couche sur une planche à découper en bois et lui fait pleurer sa dernière prière avant d’en couper maladroitement la tête. Il serre les dents lorsqu’un clac se fait entendre dans toute la cuisine. Seulement le bourdonnement des électroménagers persiste.

Il tente une seconde fois. Cela fait deux semaines qu’il a commencé sa formation professionnelle en cuisine. Pour l’instant, il n’a pas encore touché à un couteau ; pas même à un légume. C’est de la théorie qu’on l’accable, lui et les autres élèves de sa classe (majoritairement des jeunes adultes), parce que le cursus est séparé en deux parties. La théorie puis la pratique. Mais Joseph a toujours été un garçon d’action. L’information qu’on lui dicte entre pas une oreille et sort par l’autre. Il a besoin de toucher, de découvrir et de faire lui-même. Il n’a pas de patience. Pas encore il n’avait mis la main sur un couteau d’une telle gamme. Et ce manque d’expérience se ressent dans sa prise autour du manche, bien trop compacte, comme s’il tentait d’étrangler l’outil pour qu’il ne le coupe pas en retour. Il s’humecte les lèvres lorsqu’il tente une troisième fois de trancher une rondelle de carotte, et il sursaute presque lorsque la lame transperce la chair comme s’il ne s’agissait que d’un morceau de beurre mou.

@Caleb Anderson voilà pour toi  hésite pas si y'a quoi que ce soit !

TW : mention de drogues et d'abus physiques

Dans sa concentration hors-pair, Joseph n’avait pas entendu le son des semelles du chef contre le carrelage de céramique. Dans sa tête s’entassaient toutes les informations qu’il avait retenues au sujet de la prise du couteau, de la pose de la lame contre l’aliment, du positionnement des phalanges pour éviter de se couper. Il n’avait encore rien essayé de cette technique, son cours de cuisine s’étalant un peu trop dans le théorique, mais l’impatience (dont il avait toujours été animé) le poussait à toucher à tout avant qu’il en ait le droit. Joseph n’avait jamais été un bon élève. Difficile pour un petit garçon de se concentrer lorsque la brûlure des coups de ceinture continue d’irradier dans son dos, ou le souvenir des derniers passages à l’Église s’obstine à l’entacher. Ce retour dans le monde de l’éducation l’avait pris par surprise. Ça faisait partie de sa probation, et si au départ c’est la crainte qui l’a accompagné à la toute première leçon, désormais il s’y rend avec l’envie de se plonger pour de bon dans l’univers de la nourriture. Il y a quelque chose de rassurant dans cet art, de réconfortant même. Lorsqu’il s’occupe des aliments, il arrive à se sortir de sa tête, à voir plus loin que son histoire. Il arrive à imaginer des combinaisons de saveurs alors qu’il ne s’est jamais bien nourri de toute sa vie ; du moins, pas avant qu’il ne fasse la rencontre de Balto, qui de temps en temps lui refilait des découvertes gustatives sous le comptoir. Il n’était pas encore un expert des goûts – et il ne le sera sûrement jamais, ses papilles gustatives ayant été ruinées par la prise de drogue sur le long terme – mais il aime penser qu’il existe des saveurs qu’il n’a jamais testées. C’est ce qui lui donne envie d’apprendre, de mettre au défi ce sens qu’il n’a jamais aiguisé.

Lame coupante contre la peau de la carotte, Joseph se passe la langue sur les lèvres. Il couteau est lourd dans sa main, et il a l’impression qu’il n’aurait besoin que de le lâcher pour que le légume se sépare en deux. Il effectue un premier mouvement maladroit, la carotte roulant de quelques degrés pour mieux l’ébranler. Il ressemble à un gamin qui essaye pour la première fois. C’est ce qu’il est, sauf qu’il a un corps lacéré par le temps, des cicatrices plein les doigts, les avant-bras, et des veines éclatées sous sa peau translucide, qui forment des histoires à l’image des constellations dans le ciel.

Ici, la première piqure. Là, celle qui a viré au cauchemar.

Il s’humecte une autre fois les lèvres, revisite sa prise autour du manche du couteau. C’est à ce moment qu’il sursaute, une voix s’élevant derrière lui. Son réflexe est de se tourner face à cette voix, la lame légèrement surélevée, pour se défendre en cas de besoin. Vieux réflexes. « Désolé, c’est moi. » Embarrassé par sa position défensive, il repose aussitôt le couteau en se confondant en excuses. Il espère que le chef ne lui en tiendra pas rigueur. Il a déjà les joues rougies par la gêne. Ils ne s’étaient pas vraiment parlé depuis l’entretien d’embauche ; c’est un autre membre de l’équipe qui avait fait sa courte formation à la plonge. « Qu’est-ce que tu fais ? » Il s’essuie les mains sur son tablier souillé de taches d’eau et d’huile. Il a les paumes moites. « Rien du tout. J’allais laver les chaudrons et… » Son nez pointe les fameux chaudrons déjà propres et rangés comme des soldats contre le mur. Il a déjà terminé la plonge depuis une dizaine de minutes. Il devrait être parti à cette heure. « Plutôt les ustensiles… » Mais eux aussi sont déjà bien récurés et entassés dans leurs socles. Devant cette impasse dans laquelle il s’est lui-même placé, il cherche déjà à se défendre d’une future accusation : « J’allais pas voler cette carotte, j’allais… » Faire quoi avec, exactement ? Loin de lui l’idée que le chef ne pense pas en mal de lui. Il a l’habitude de se faire traiter comme une personne inférieure aux autres. Ce serait normal que son premier réflexe consiste en une accusation.    

@Caleb Anderson  

Il n’y a pas de petits vols, qu’on répétait jadis à Joseph. Ça commence par quelques miettes de pain, puis une carotte, puis un crayon, puis un portefeuille, et ça se termine avec un casier judiciaire. Certes, Joseph n’a jamais été le renard fourbe qui enfonce son nez dans les poches. C’était le rôle des autres, parce que, lui, était trop honnête pour un criminel. Il n’a jamais su mentir correctement. Ses poils se hissent sur ses bras, son front se couvre de sueur et ses mots deviennent pâteux s’il tente de formuler le moindre mensonge. Mais, même si la cleptomanie n’a jamais fait partie de ses tendances, il a conscience que, dans cette cuisine, il n’aura pas de deuxième chance. Il est le nouveau plongeur aux mouvements analysés, il sent toujours des regards rivés vers lui lorsqu’il enfonce un couteau dans la mousse pour le ressortir tout beau et astiqué. On a peur de ce qu’il pourrait faire, sans même savoir pourquoi il traine à sa cheville un avertissement sous la forme de gros bracelet restrictif. On ne lui pose pas la question. Certains ont dû réclamer des explications au chef, qui a décidé de l’engager sans s’inquiéter des répercussions. Chacune de ses erreurs doit être rapportée, qu’il oublie de mettre son tablier un midi, ou qu’il ne sèche pas complètement un chaudron avant de le ranger à sa place. Joseph est épié par des gens qui ont trop peur de la différence pour tenter de s’en rapprocher.

C’est pour cette raison qu’il sursaute lorsque le chef le prend en train de couper une ridicule carotte. Il n’a jamais tenu le couteau d’une manière menaçante, mais, à force d’être le mouton noir, Joseph a l’impression de pouvoir lire dans les pensées. Peut-être pas dans celles de Caleb, en fait, parce que devant l’air coupable de Joseph, il rit. « Si tu voulais voler quelque chose ici et que c’est sur la carotte que tu t’es arrêté, je m’inquiéterais sûrement pour la qualité de ton jugement. » Sa répartie légère arrive à lui arracher un petit sourire. Ses yeux se posent sur le comptoir. Son cœur continue de battre à mille à l’heure dans sa poitrine. « Ne t’inquiètes pas, tout va bien. » Des mots entendus à maintes reprises dans la salle d’interrogation. Les gens aiment bien lui faire croire que tout va bien avant de le plaquer au sol sous leur semelle. Joseph a beaucoup de mal avec la notion d’autorité. Elle représente pour lui un moyen d’exercer un pouvoir arbitraire sans conséquences. Les injustices ont commencé beaucoup trop tôt dans la vie de Joseph pour qu’il se soigne de ces aprioris. Malgré le ton amical de Caleb, malgré les bras qu’il a ouverts et cette main qu’il lui a tendue, une petite voix répète les mêmes mots en boucle dans la tête de Joseph.

Il veut profiter de toi.      

« Tu aimes cuisiner ? » Veut-il lui faire avouer qu’il a tenté de changer de place dans la cuisine, alors qu’il ne mérite rien de mieux que de se brûler les mains dans l’eau bouillante ? « Eum… J’en sais rien. » Et c’est la vérité, parce si ce n’était pas le cas, ses poils se dresseraient sur ses bras, son front se tremperait et sa gorge se nouerait. Il n’a pas encore pu essayer la cuisine. Il l’a lu dans les livres, de la théorie qui s’empile dans sa tête à la manière de vinyles dans une boîte. « Ces cours théoriques sont interminables. » Il pouffe d’un ton plutôt neutre. Caleb sait de quoi il parle. Lors de son entretien, il a parlé de cette formation professionnelle dans laquelle il s’était lancé quelques semaines plus tôt. « Dans les bouquins, ils disent comment tenir l’couteau, comment placer les doigts, mais une fois qu’t’as l’couteau en main, c’comme si t’oublie tout. » Il se confie, avant de redresse le nez, de se râcler la gorge et de se reprendre : « J’avais terminé la plonge, j’vais rentrer, l’dernier bus passe dans huit minutes. » Une excuse pour se sortir de cette situation où il n’y a que lui et l’autorité dans une même pièce.  

@Caleb Anderson