I hate my love for us (Armine 10)

Les bureaux de Lola's Waterfall

Stephane est le premier présent. Archie ne peut s’empêcher de remarquer que, dès son arrivée dans la salle de réunion, l’odeur de son eau de toilette est plus suffocante que d’habitude. Il a gratifié son patron d’un grand sourire à la barbe bien trimée et a commenté, bien entendu, son arrivée hâtive. En effet, il n’était pas encore 10h, mais il avait soigneusement préparé sa stratégie. En temps normal, en vue de son poste moins haut que celui de Cavendish, il n’aurait pas dû être présent ; le responsable marketing de Lola’s n’a pas exactement sa place à la table des grands, mais des décisions devront être prises. Les gens parlent. Le mot court. Les absences de plus en plus longues et répétées du directeur marketing actuel se font remarquer. Ses nouveaux objectifs professionnels inspirent le doute. La charge de travail de Stéphane s’est vu décuplée dans les derniers mois (pour son plus grand bonheur), et certains réclament le changement. Depuis longtemps Kwanteen aurait cherché à remplacer une personne aussi absente, lui qui mise sur l’efficacité régulière de ses employés. Mais… C’était Carmine. Dès l’instant où il avait posé ses lèvres sur les siennes, un droit spécial lui avait été attribué. Il n’était pas seulement entré dans l’entreprise : il avait aussi pénétré le cœur de pierre d’Archie et, ça, c’était un exploit qu’il arrive difficilement à glisser sous le tapis.

Un exploit qui le consume à petits feux depuis ce jour.

C’est au tour de Marc, du département des ressources humaines, de se présenter deux minutes à l’avance. En voyant que l’autre est déjà arrivé, il se demande s’il est en retard. Archie l’assure que non, l’invite à s’asseoir d’un geste convivial de la main, pour mieux dissimuler la nervosité qui lui donne des maux de ventre. Maintenant que l’heure approche, et qu’il était certain que Cavendish avait reçu l’email envoyé à toutes les personnes convoquées, ses mains se ramollissent sur les touches de son ordinateur portable. Le verre d’eau, qu’il avait rempli jusqu’au rebord, est déjà presque vide. Stéphane, tête d’ange et préoccupation plastifiée, lui demande s’il aimerait en ravoir. Il accepte d’un air lunatique, continuant de faire de l’ordre dans le dossier qu’il affichera en grand au mur grâce au projecteur. George et Paul arrivent en même temps, café en main. Ils s’installent de part et d’autre de la table. Il ne reste que la place devant celle d’Archie, qui accueillera celui dont l’emploi est compromis. Les voix sont animées, on complimente le ciel ensoleillé, la nécessité de garder l’air climatisé en marche jusqu’à ce que les températures baissent enfin, le petit déjeuner qui avait été servi le matin. Puis, quand la silhouette du directeur marketing se pose à la porte, le silence prend la parole. Plusieurs regards sont échangés, des salutations brèves soulevées, mais personne n’ose vraiment regarder Cavendish dans les yeux. Les raclements de gorge couvrent les pensées invasives d’Archie. Il revoit son costume noir, la robe blanche, la couronne de fleurs, les marches qui mènent à l’autel, la droiture du serment, les promesses échangées, les étourdissements, le goût du vomi dans sa bouche… Il se demande combien de jours a duré la lune de miel, s’ils ont aussi prétendu là-bas, s’ils dormaient sous les mêmes draps, si les sentiments étaient revenus, si… si… si… « Tout va bien, monsieur Kwanteen ? » Demande Stephane en posant (??!!!!) sa main (??!) sur son avant-bras (?????!) pour le secouer un peu.

(?!!??!?!!)

D’un geste crispé, Archie retire son bras. Il n'a pas du tout apprécié ce contact. Il souffle une excuse en ravalant ses interrogations : « Oui. Courte nuit. Tout le monde est arrivé, nous allons pouvoir commencer. »


@Carmine Cavendish oh oui, torturons-nous, c'est si plaisant    

La splendeur de Carmine exerce un contraste considérable avec l’ambiance de la salle de réunion. De son habituel flegme, il arrive à passer outre les regards hébétés qui se posent sur lui maintenant qu’il se présente au rendez-vous comme si absolument rien ne tracassait personne. Voilà deux mois que les couloirs du Lola’s n’avaient pas servis de tapis rouges à sa majesté. Certes, son mariage avait été une affaire publique et n’aurait certainement dérangé personne s’il n’y avait eu que ça. L’amour, ça se célèbre. L’alliance à son doigt, qu’Archie refuse de regarder, renvoie à ce moment en amoureux qu’il a passé avec son épouse. Sauf qu’il y a autre chose qui pèse dans la balance ; son investissement sur ses projets personnels. Dans l’équipe que forment tous les directeurs du centre aquatique, les doutes ont commencé à se soulever. Ça a d’abord commencé avec des remarques sur les absences de plus en plus répétées du directeur marketing. Puis ça s’est terminé sur quelques plaintes, et des yeux rivés vers celui qui doit prendre les plus grandes décisions pour le bien de la compagnie. Au début, Archie arrivait à détourner le sujet en vantant la popularité de Cavendish, et le public fanatique qu’il rameutait au Lola’s. Il y avait son visage sur tous les panneaux publicitaires de l’aire VIP, et son grand nom attirait d’autres grands noms. Une année s’était écoulée, et si son investissement avait d’abord été d’or et d’argent, désormais Carmine n’est plus totalement là, ni physiquement, ni mentalement.

Hélas, Archie savait pourquoi. Plus que les autres. Son ascension vers le domaine de la production audiovisuelle s’était passée en parallèle avec la montagne russe d’émotions que lui avait fait vivre son amant. Certes, Kwanteen ne pourra jamais prétendre être responsable de ce changement de cap, mais il faut dire que la coïncidence pèse lourd. Peut-être que Carmine avait toujours rêvé de créer sa propre boîte. Peut-être qu’il n’avait jamais eu l’intention de s’associer éternellement à Archie pour ses projets à lui, pour son envie de faire revivre son ainée à travers ce retour en enfance, pour ce qui fait battre son cœur. C’était normal. Mais le goût que lui laissait ce retournement de veste était amer. Dans sa bouche, aussi dans celle de tous ceux qui forment la tablée et qui s’attendent à ce que des changements radicaux soient opérés. Le problème ? Kwanteen n’a pas l’impression d’avoir les couilles de faire ce qu’on attend de lui. Il suffit de voir comment il réagit lorsque Stephane le touche pour le sortir de ses pensées ; il est tendu, nerveux, se crispe à chaque intervention. Il blâme la courte nuit qu’il a passée, mais la source de sa nervosité se trouve juste sous ses yeux. Il pourrait tendre le pied sous la table pour frôler le sien. Si près et si loin à la fois. Son œil dérape sur l’alliance – il se râcle la gorge, redresse le dos, et invite les participants à poser les yeux sur le diaporama qui défilera sur le mur. Pas une fois durant l’exposé il ne mentionne le véritable problème. Il le contourne habillement. Ne pointe pas Cavendish du doigt, trouver d’autres excuses pour expliquer la charge de travail plus qu’énorme que doit assumer seul Stephane. Mais sa comédie ne dure pas, et Marc prend la parole juste avant qu’Archie ne balaie la dernière page traitant des stratégies marketing pour le semestre à venir. « Loin de moi l’envie de pointer du doigt, mais je pense que nous devrions aborder le sujet de l’éléphant dans la pièce. » Archie entend Stephane sourire à sa gauche. Son ongle gratte tout près de la touche enter sur son clavier. Il bat des cils et se surprend à bredouiller : « Quel éléphant dans la pièce ? » Grave erreur. Le mot est passé dans l’équipe administrative. Archie est le seul qui n’est pas au courant.

« Monsieur Cavendish… » reprend Stephane d’une voix mielleuse, comme s’il en avait le droit. « Nous sommes très heureux que vos projets personnels prennent une telle envergure, vraiment. C’est une chance inestimable. Mais ne pensez-vous pas qu’il serait plus judicieux de revoir vos disponibilités ? Pour ma part, je… » « Je ne crois pas que c'est à toi d’aborder ce sujet, Stephane. » L’interrompt brusquement Archie, incapable de le laisser formuler un mot de plus. Les hommes s’échangent des regards mal à l’aise. « Monsieur Kwanteen. » se permet Marc, sous les yeux confus de son patron. « Stephane n’est pas le seul affecté. C’est toute l’équipe qui souffre de ce manque de considération. »      

@Carmine Cavendish           

Spoiler:

L’indignation sous sa forme la plus pure se lit dans le regard de Kwanteen, qu’il a posé avec voracité sur Marc. Chaque mot s’échappant de sa bouche agit comme de l’essence dans le moteur d’Archie, dont les poings se serrent dangereusement au ras de la table. Il est sur le point de craquer, et le ton solennel de Carmine, qui répond avec tout le calme qui le caractérise, vient à peine détendre ses muscles crispés par le mécontentement. Il a l’impression qu’il est victime d’un coup bas, lui autant que son partenaire de crimes, et ces regards approbateurs que s’échangent tous les directeurs viennent alimenter son impression de trahison. C’est peut-être Marc qui reprend la parole, mais c’est toute la tablée qui semble parler avec lui. « Eh bien… » Archie entend les accusations d’une oreille qui bourdonne. Ça parle d’abandon en période d’achalandage, de privilège dans le fait de travailler à distance, de tâches redistribuées au reste de l’équipe pour combler le trou causé par les absences répétées de Cavendish. Sauf que rien de tout cela n’a été prononcé par le véritable patron de l’équipe, et que personne d’autre n’a le droit de prendre sa place dans le siège le plus haut placé. Archie n’a jamais été intimidé par le nombre. Il aplatira chacun de ses collègues un à la fois s’il doit en arriver là. Pour l’instant, afin d’interdire la prolongation de cette séance de torture mentale, mais aussi pour empêcher Carmine de se lancer dans un débat futile avec ces hommes qui ne se la jouent pas fairplay, il soulève le ton : « That's enough » Une intonation encore contrôlée, plus austère, et dénuée de tremblements. La menace ne fait pas l’effet escompté, puisque c’est au tour de Stephane de prendre le relais, ignorant complètement l’ordre prononcé par son supérieur, comme s’il pensait que quelque chose allait changer dans les rouages du Lola’s aujourd’hui. Mais c’est à Kwanteen de décider. Ça restera son entreprise, que deux, trois, ou vingt personnes se dressent contre lui. « Monsieur Kwanteen, vous comme moi savez que ça ne peut pas conti… »

La paume d’Archie percute la table. Le son que provoque le contact soudain fait sursauter tous les directeurs, branler les verres d’eau et les tasses de café, et un silence de mort suit. Toutes les gorges déglutissent. Le vrombissement de l’air climatisé se fait entendre. « Sortez d’ici. Immédiatement » Il prononce après avoir fusillé du regard tous et chacun, sauf Carmine, auquel il ne veut pas présenter sa colère. Aussi, l’ordre ne s’adressait pas à lui. Il va le comprendre. Il a toujours lu dans ses pensées.

La porte du bureau se referme. Un clic retentit. Archie vient de fermer à clef. Il continue à faire face à la vitre dépolie encore quelques secondes, le temps de respirer doucement et de chercher ses mots. La présence de Carmine dans son dos irradie. Un tremblement de terre juste à ses pieds. « Excuse-moi. » D’avoir levé le ton. D’avoir fait usage de force physique. Ce ne sera pas lui qui s’excusera pour le plan déloyal qu’on dressé les autres employés durant l’été. « Je n’étais pas au courant. Je n’en aurais jamais parlé avec eux. » Il se retourne pour faire face à la réalité. Sa tête lui tourne. Il se met à fixer l’alliance au doigt de son collaborateur, se permettant de la détailler pour la première fois. Elle le ramène au moment où il n’avait pas encore besoin de faire un choix, parce que c'était à Carmine de le faire sur l'autel.  

@Carmine Cavendish       

L’autre Archie se serait mis à fixer le dossier couché sur la table. Il se serait mis à saliver, fantasmer d’y voir des mots et des chiffres concluants en soulevant la première page cartonnée. Mais cet Archie-ci, adossé contre la porte de sortie comme si son corps barrait la route à Carmine, se surprend à observer cette alliance, qui a dressé un bien plus grand barrage entre les deux hommes. Pour quelques secondes, il a le luxe de se sentir seul avec cet objet d’une valeur inestimable. Il s’imagine la lui retirer du doigt, poser un genou à terre, et se proclamer personnage principal de la demande en mariage. Un frisson lui traverse l’échine. Comme si une soie dentaire grattait entre chacune de ses vertèbres. Puis, quand les doigts de son propriétaire viennent jouer avec le bijou, Archie sort de sa bulle, relève les yeux, confronte ce fait que lui présente Cavendish avec toute la légitimité du monde. Il a raison. Stephane avait déjà soulevé le sujet. Sauf qu’Archie avait préféré en rire, parce qu’il ne pensait pas que ses remarques prendraient une forme aussi tangible. Il se met à culpabiliser. À penser que, si cet imbécile de Stephane avait décidé d’en parler aux autres directeurs sans son accord, c’était parce qu’il n’avait pas été pris au sérieux lors des premiers commentaires. Il aurait su contrôler n’importe quelle situation de ce genre si Carmine n’avait pas été impliqué. Défendre l’homme d’affaire avec le quel il fait équipe, ou défendre l’homme avec lequel he had an affair ? Les deux titres se mélangeaient dans sa tête, et ne formaient plus qu’un depuis la tempête. « Je ne pensais pas qu’il était aussi sérieux. » Archie admet d’une voix fautive. Il avait mal jugé la situation, s’était tiré une balle dans le pied bien avant que la tablée ne décide de se dresser contre ses choix.

Dans le silence qu’impose cette situation délicate, Archie préfère baisser les yeux et scruter la pointe de ses chaussures. Leur cuir est plus poli et brillant que la discussion qui s’annonce, nuage gris flottant au-dessus du Lola’s. Carmine reprend la parole avec une question toute simple. Elle lui rappelle beaucoup de souvenirs. Lui et ses sœurs avaient un petit jeu, quand ils étaient petits. Lorsqu’un demandait à l’autre à quoi il pensait, il était obligé de répondre du tac au tac, sans réfléchir. Parfois, ça donnait des situations très drôles ; je pensais au morceau de fromage qui traîne sur la table depuis trois jours sans que personne ne le remarque ; je pensais à la fois où j’ai triché en notant les réponses de mon examen sur ma gomme ; je pensais à maman, qui pleurait ce soir devant la télévision éteinte.

Mais en ce moment, Archie ne se voit pas répondre sans réfléchir. S’il s’était prêté au jeu de son enfance, il aurait été obligé de dire : je pense que j’ai le cœur brisé ; je pense que je t’aime ; je pense que c’est moi qui aurais dû te mettre la bague au doigt. Mais il ne s’agit que d’une fantaisie dans un monde où les règles sont dures et inéquitables. Il doit broder une autre vérité.

« Je pense que je te bloque ici. » Il relève les yeux, constate que Carmine a fermé les siens. Ça lui donne le courage de poursuivre. « Tu m’as aidé à réaliser mon rêve mais… Tu n’as jamais eu besoin de moi pour réaliser le tien. » Pour la première fois de sa vie, Archie se sent… futile. Il est un accessoire dont Carmine peut se départir sans conséquences. Au fond, il y aura toujours un vainqueur qui aura gagné plus qu’au autre vainqueur.  

@Carmine Cavendish    

« Faudra-t-il que je m'en excuse ? » Oh, la douce sonorité amère dans le ton de sa voix. Archie n’y entend pas une question, plutôt un reproche déguisé. Ce qu’il s’est passé tangue encore dans leur présent. Bien sûr qu’il ne croyait pas que ses actes puérils s’effaceraient en un coup de vent. Il faudrait un ouragan pour balayer le mal qui a été causé, des actions qui parlent plus que des mots, mais Archie est encore bloqué dans sa spirale d’hypocrisie. Autant avec Carmine qu’avec Madison, dont il continue de tirer les fils en prétendant vouloir la protéger. Le pire chez Archie, ce ne sont pas ses actes fâcheux ; c’est le fait qu’il a conscience de mal faire, mais qu’il n’a pas le courage de changer quelque chose à ses manières démodées. Changer, ça voudrait dire enterrer toutes ces années passées à se forger un caractère, pour rendre fier son père, mais aussi pour ne plus jamais se faire aplatir par personne. « That’s not what I meant. » Il bredouille derrière sa barbe, nu et embêté de faire face aux conséquences de ses actes encore une fois. Il ne sait plus ce que Carmine attend de lui.

« People leave when they hate me.  » Il reprend après avoir décollé son dos de la porte pour faire les cent-pas dans le bureau, et éviter le regard poignant de son associé de cœur et de malheur. Il se plante devant la fenêtre, prend la forme d’une silhouette à contre-jour, exactement comme cette fois dans l’hôtel, où son cœur a parlé, où il n’a pas prétendu être ce qu’il n’était pas. Oui, ce soir-là il s’était confié à Carmine, avait prononcé les mots qu’il n’avait jamais prononcés avant, et qui n’a plus jamais prononcés après. Sa bisexualité exposée, son coffre aux trésors bien ouvert et vulnérable. « Do you want me to make the decision ? Is that it ? » Il demande donc à contre-cœur, bien conscient que l’échange ne se conclura pas comme il l’aurait espéré. Quoiqu’il ne sache plus exactement ce qu’il préférerait.

Laisser partir Carmine, c’est de penser à ce dernier en premier.

Chercher sa présence relève de son égoïsme malsain.
Parce que s’il l’aime, c’est d’un amour toxique et létal.  

@Carmine Cavendish  

« Ne te donne pas cette peine. » Oh. Non non non. Il voit la suite s’écrire dans la vitre sous ses yeux. Une prémonition, un twist immanquable à ce dénouement, qui n’avait finalement qu’une seule finalité à offrir. Le genre de réplique qui fait dire aux téléspectateurs : je savais que ça allait arriver ! « Je démissionne. » La tempête s’effondre une fois de plus sur Bristol. À travers la fenêtre, c’est le calme plat dehors. Pas une goutte, pas un nuage gris, mais la vision d’Archie se brouille tant qu’il confond ses larmes à la météo. Il reste complètement immobile, à chercher tout le soutien dont il a besoin sous la plante de ses pieds, collées au plancher comme des insectes dans un ruban attrape-mouches. Quand il se tourne enfin pour faire face à cette décision, il rencontre le visage froid et fermé de celui qui aura été plus que son partenaire d’affaires, alors qu’il lui crache la vérité qu’il aurait préféré ne pas entendre, pour continuer à vivre dans le déni un peu, et faire s’éterniser le moment où il réaliserait enfin qu’il est le seul responsable de tous ses maux. Blâmer le père et l’éducation aura toujours été plus facile. La remise en question ne se fait pas en quelques verres de whisky. Elle prend du temps, de la patience, des essais et beaucoup d’erreurs.

Beaucoup trop.

Carmine quitte le bureau. Archie n’a pas eu le courage de l’arrêter dans son élan. Ses mots l’ont électrisé. Il réfléchit encore en faisant du sur-place, ses deux mains ayant retrouvé la planche de la table pour trouver encore plus de soutien. Il se sent dangereusement tanguer. Complètement bourré sans avoir avalé la moindre goutte d’alcool. C’est une guerre qui fait rage dans sa cervelle trouée d’obus, et pour chasser la crise de panique qui prend le dessus, il écrase ses orbites avec ses pouces. Déplacer le mal pour mieux affronter la décision qu’il devra prendre, lui. Ses mains sont couvertes d’eau. Il est bouillant. La texture de sa salive tend vers celle de la farine. Lorsqu’il déglutit, il s’étouffe. Il a déjà réalisé que ce n’est pas la confiscation du dossier VIRTUOSO qui le met dans cet état. Non, c’est l’absence de Carmine, celle imminente, mais encore plus celle qui s’étendra sur de longues années forgées dans le regret et la honte.

Ses jambes le portent jusqu’au couloir. Stéphane n’est pas resté bien loin. Lorsqu’il voit son patron, il se dirige aussitôt vers lui avec la compassion d’un crocodile. Il a envie d’entendre une bonne nouvelle, mais Archie ne lui donne aucune miette à se mettre sous la dent. Il prend la direction des ascenseurs qui mènent au parking des employés. Au bout du chemin, la silhouette de dos de Carmine, manteau au bras, doigt sur l’appel de l’ascenseur. D’une marche déterminée, il arrive jusqu’à lui et signale sa présence en serrant entre ses doigt un pli de son haut. Il y a plusieurs témoins autour. Le temps s’est arrêté. Ils se trouvent au dixième étage ; l’ascenseur vient d’atteindre le deuxième. « Don’t. » Il implore presque, d’une voix si faible qu’elle est réservée à son amant maudit. « Please. Don’t leave. I wouldn’t know how to make it without you. » Une confession autant qu’un appel à l’aide. Si Carmine n’est plus jamais là pour l’aimer, alors il n’y aura plus que la colère qu’Archie ressent envers lui-même. Une colère destructrice qui l'entrainerait inévitablement vers la fin.

La défaite. La chute du roi. Provoquée par ce qu’il aura autant fuit que désiré toute sa vie.    

Troisième étage.  

@Carmine Cavendish  

Un silence complet. C’est tout ce qu’il obtient. Dans le creux de sa main, la sueur humidifie le morceau de tissu. Archie marque le vêtement d’un peu de lui, de sa peine, mais surtout de sa peur égoïste.

Le vas-et-viens des employés, dont la vie ne s’est pas mis en arrêt, continue autour des deux silhouettes sculptées dans le marbre. Il y a des regards interrogés qui se posent sur eux, mais ils ne forment pas l’œuvre d’art qui accapare l’attention. Des questions muettes sont soulevées, mais personne ne dit rien, n’ose rien. Il s’agit-là de leur patron dans une curieuse position, et tant pis s’il fait un fou de lui en cherchant un regard de celui qui a eu le courage de faire ce qu’il devait faire pour mettre fin à cette roue infernale.

Il y a un mouvement. Sa main, soulevée par son bras, puis une lueur d’espoir traverse les yeux mouillés de Kwanteen, tandis qu’il s’image tous les scénarios sauf celui qui se dépeint. Le doigt de Carmine insiste sur le bouton d’appel de l’ascenseur. La réalisation lui fait relâcher sa prise. Pétrifié, il fait un pas vers l’arrière. Il n’y a aucun mot qui aurait fait plus mal que cette gestuelle. Il déglutit. Avale un sanglot qu’il ne peut pas se permettre de vomir sur le col du couloir, où les passants ont autant d’yeux que d’oreilles. Flottant au-dessus de lui-même, Archie fixe le dos de Carmine. Il y a des plis où il a tenté de se l’approprier. Si sa majesté le voyait, il s’attèlerait à les aplatir pour retrouver son état de perfection. Sauf qu’il ne peut pas voir ce défaut dans son dos, ce défaut causé par le narcissisme d’un homme qui pensait pouvoir avoir tout ce qu’il voulait.

Mais les rôles se sont inversés. Ce n’est plus lui qui ordonne la séparation. Dans ce scénario, il réalise qu’il y a des choses qu’il ne contrôlera jamais, peu importe le modèle de sa voiture, la hauteur de sa tour, la valeur de son costume sur mesure. Il n’y a rien de moins sur mesure que les sentiments qu’il ressent envers Carmine, parce que s’il avait pu choisir, il aurait tout jeté dans les flammes, réduit les émotions à l’état de cendre. Disparues, en un coup de vent.

Cinquième étage, et sixième.

« Thank you. For what you’ve done for me. » Rien n’aura jamais sonné aussi vrai. Ce sont ses tripes qui ont parlé, pas sa langue fourchue de serpent. « I hope you achieve your dreams too. » Et pourtant, le rêve d'Archie n'aura jamais semblé aussi cauchemardesque.

@Carmine Cavendish      

Spoiler: