[ARCHIE] ❝ I do

C’est la première fois qu’Archie n’est pas invité à la première rangée. Son titre honorable, même s’il lui a permis d’obtenir un faire-part du mariage, ne représente rien dans cette famille aux airs d’aristocratie. Devant lui s’étalent plusieurs générations de Cavendish ; plein de visages qu’il avait déjà vus imprimés sur le papier, mais jamais en chair et en os. En scrutant les rides des femmes plus âgées, il se surprend à chercher celle dont Carmine lui avait parlé. Son monstre sous son lit, qui avait pris la forme d’une confession au bar, quand les choses étaient presque belles. Mais devant toutes ces têtes plastiques, Archie ne distingue pas les unes des autres. Cette impeccable perfection lui rappelle le reflet d’un miroir placé devant un miroir. Une infinité de personnes mais aucune qui ne sort du lot tant la couleur or et la soie prédominent.

À sa droite, Audrey s’agite. De sa main pleine d’assurance, elle ne cesse de replacer le col d’Archie, parce qu’il s’agit d’un col Weatherton. Elle s’assure que le veston est parfait, que le visuel est à la hauteur de son prix, mais sa nervosité tend davantage le Ken, qui lâche un soupir : « Tu peux arrêter de me palper comme ça ? Je meurs déjà de chaud. » Le ton ne se voulait pas si froid, mais c’est seulement quand c’est trop tard qu’il le réalise. « Désolé, ça ne devait pas sortir comme ça de ma bouche. » Audrey lève les yeux au ciel et se remet droite sur le banc. Il a une coupe similaire à ceux d’Église, peint en blanc et habillé de fleurs naturelles. « Il ne fallait pas m’inviter si tu comptais me traiter comme ça. » « Merci d’être là. Ça aurait été pénible sans toi. » Il se reprend, en échange d’un sourire de sa compagne, qui lui offre un coup de coude en supplément. Sauf que c’est horrible, avec ou sans elle. Il avait prétendu avoir besoin d’elle pour ne pas s’ennuyer. Ça n’avait pas été difficile de la convaincre parce qu’elle avait envie de voir ça. ÇA ! Le mariage le plus attendu de l’été, l’union de Cavendish et Clarke, le premier nom bouffant le second, une nouvelle princesse dans la grande famille anglaise qui n’a plus rien à prouver. Un mariage qui mettrait fin à ce qui n’aura jamais été une promesse respectée. Archie méritait ce qui lui arrivait. L’invitation au mariage, qui avait pris la forme d’une jolie lettre dans une jolie enveloppe, l’avait frappé avec le meilleur timing comédique. En retour, il l’avait frappée en s’en départant à la poubelle. Il avait d’ailleurs prétendu ne pas pouvoir venir. Peut-être pour entendre la réaction de Carmine, savoir si sa présence était importante pour lui. Il n’en est toujours pas certain tant leurs derniers échanges lui ont envoyé des signaux mixtes. « Combien de coupes de champagne as-tu bues ? » « Deux ou trois. » Six. Ce ne sont pas seulement les mains insistantes d’Audrey et l’absence d’air climatisé qui lui donnent chaud.  

Le silence est exigé dans la chapelle. Même les planches craquantes qui composent le plancher se taisent au moment où le marié et sa sœur marchent jusqu’à l’autel. Audrey pince la cuisse d’Archie pour qu’il regarde la beauté de la scène, mais il s’obstine à fixer le sol que la plante de ses pieds ne sent plus. Au seul moment où il daigne lever le nez, c’est comme si les astres s’enlignent pour mieux guider la météorite vers la Terre : il croise le regard du marié, ça lui fait comme un choc électrique dans le ventre, et il doit aussitôt se fermer. Son cœur accélère. Ses mains ramollissent. Son estomac se tort. Il a envie de vomir, mais son expérience d’adolescent sans limites vient l’aider à tout garder pour lui. Audrey remarque tout mais elle ne dit rien. C’est la première fois de sa vie qu’elle a l’impression de ne pas arriver à lire dans ses pensées. Il y a un mur qui s’est dressé entre eux. Il trouve le courage de regarder à nouveau Carmine, qui affiche désormais son profil dans l’ultime but de ne plus affronter leur complicité et imaginer les mots qu’il pourrait échanger avec lui plutôt qu’avec Abi.

Pitié, ne me regarde plus.
Pitié, regarde moi.  

@Carmine Cavendish       

L’esprit de contradiction d’Archie n’a d’égal que la grosseur de son égo. Tantôt il choisit le froid, tantôt le chaud. Il ne devait pas être présent à ce mariage. C’est ce qu’il avait répondu, impulsif, lorsque Carmine l’avait informé de l’arrivée imminente des faire-part. Il se souvient la discussion froidement écourtée de cette soirée-là. Les non-dits restaient bruyants entre les deux amants maudits (qui n’en n’étaient plus vraiment, aux dernières nouvelles…). Autant Archie comprenait la décision de Carmine, autant il le détestait d’être aussi con que lui, et de choisir se le cacher. Aux yeux de l’homme qui croit en les liens sacrés du mariage, il ne réalise pas encore ce que l’arrivée d’Abi dans leur relation pourrait apporter. Il ne voit pas plus loin que les vœux échangés et les mots que prononceront le prêtre afin de les unir à la vie à la mort. Il est spectateur de la fin de son monde.

La tension est toujours aussi palpable dans l’air brûlant quand l’orgue se met à chanter la mélodie. C’est la même qui a accompagné sa propre mère jusqu’à son père, il y a de ça trente-cinq ans, dans une ambiance sûrement similaire. Audrey suit le mouvement de foule et se lève lorsque la silhouette toute vêtue de blanc de la mariée apparait à l’entrée. Le cerveau d’Archie interprète l’information en décalé. Il continue de fixer Carmine avec une intensité hypocrite, la sueur qui perle sur son front. C’est sa compagne qui lui pince l’épaule pour qu’il se lève aussi. Il le fait à contre-cœur, avec l’attitude d’un gamin auquel on a confisqué son ballon. Il dira que c’est l’alcool qui lui faire perdre sa forme, mais même sans avoir avalé six coupes de champagne, il aurait dangereusement tangué sur son voisin. Une guerre fait rage dans sa tête. Il se met à fixer l’annulaire de Carmine, encore nu d’alliance, comme si c’était la dernière fois qu’il pouvait imprimer cette image dans sa tête. Dans son angle mort, Abi traverse. Elle arrive déjà dans le haut de l’autel, et le regard tendre qu’elle échange avec son futur époux retourne la langue d’Archie dans sa gorge. Il est le premier à s’asseoir précipitamment lorsque la musique se tait pour laisser passer la voix du prêtre.

Jamais il ne pourra regarder Carmine de cette manière. C’est sa malédiction, à lui, de ne pas pouvoir aimer correctement. Et voilà que les premiers mots de la figure sacrée sont prononcés, puis un silence impressionnant suit, laissant la voie libre au discours des deux tourtereaux. Ils pourraient faire ce qu’ils veuillent de l’assemblée tant les yeux sont hypnotisés. Le noir, le blanc, la grandeur de Monsieur et la petitesse de Madame. Ils sont deux contradictions qui donnent envie à l’eau et le feu de se réconcilier.

À côté, Archie se retient de vomir sur ses pieds.    
   
@Carmine Cavendish  

Le reste est passé comme un train sur le chemin de fer. Des morceaux du moment comme des wagons qui traversent l’écran trop vite, dont les formes sont floutées par la vitesse, soulevant au passage un nuage de poussière qui se colle aux pupilles d’Archie et lui font verser une première larme. Qu’il essuie aussitôt, ne laissant personne la remarquer. Tous les yeux sont rivés vers les mariés qui s’échangent enfin leur alliance. Personne en a quelque chose à faire du pendu et ses sentiments. Même le regard d’Audrey est figé dans ce moment qui n’a pas de début ou de fin. Les photographies l’immortaliseront sur les réseaux sociaux et dans les magazines, puis la vie continuera de tourner comme elle l’a toujours fait, injustement.

Tous les corps se soulèvent en une vague. Celui d’Archie est en retard. Étourdi, il loupé le signal. Les amen peignent les murs de la chapelle, leur saveur amère rappelle le contrat inviolable que Cavendish vient de signer. Une promesse sacralisée sur le papier désormais, et devant toute une foule qui pourra se vanter d’avoir été présent pour ce jour si précieux et important pour cette famille anglaise intouchable. Seulement trop tard, l’ébranlé réussi à se lever, sauf qu’il sent son estomac se retourner. Audrey le tuera pour ça, mais pas tout de suite, parce qu’il doit se rendre à la toilette pour ne pas ruiner l’événement. Aussi subtilement qu’il le peut, il se fraie un chemin à travers ces gens debout qui n’ont même pas le temps de se demander qui les dérange dans l’importance de ce moment. Il n’a pas réussi à regarder Carmine une dernière fois. Il franchit la porte de sortie, le battant, en se refermant, produit un son qui brise l’ambiance solennelle. Adjacent à la façade de la chapelle, une poubelle, qu’il rempli de champagne à moitié digéré. Il y a des gardes du corps non loin de là qui surveillent ce cirque dégoutant, mais aucun d’eux ne prend l’initiative de se diriger vers Archie. De loin, un homme propose : il y a une salle de bains tout près du hall d’entrée.

Mais il n’a pas besoin de cette salle de bain. Il vérifie que son portefeuille est toujours dans sa poche et envoie un message à Audrey pour l’informer qu’il l’attend dans la voiture. Non. Il ne pourra pas faire autrement. Par respect pour lui, et par irrespect pour tout ce qu’il avait promis à Carmine sans arriver à lui donner ce qu’il attendait. Il ne sera pas celui qui gâche l’évènement et inspire le titre du prochain article dans le journal local. Avant de quitter les lieux, il dénoue sa cravate vert canard et la laisse trainer dans un pot de fleurs près des grands buffets n'attendant qu'une foule qui se régalera.  

Time’s up, anyway. Better luck next life.