You're waiting for a plane, a plane that will take you far away (Armine #11)

Saddie n’a aucune idée de ce qui l’attend. Attendre l’embarquement dans un salon VIP ne signifie pas d’arriver en Thaïlande et d’hériter du même traitement une fois sur place. Bien entendu, Archie ne lui a rien dit de ses plans. Elle ne sait d’ailleurs pas pourquoi ils partent, combien de temps ils séjourneront, dans quels hôtels ils mettront les pieds (s’il y a des hôtels prévus sur le menu…). Ça avait d’abord été la galère de la convaincre de partir avec seulement un petit bagage à main, et, surtout, de lui expliquer la raison de cette simplicité volontaire sans spoiler l’absence d’itinéraire. Archie peine encore à croire qu’elle ait accepté de le suivre à la dernière minute comme ça, mais elle a dû se douter que quelque chose clochait chez son frère. Jamais il ne laisserait son travail derrière lui sur un coup de tête. Archie ne prenait jamais de vacances. Encore moins depuis qu’il sa propre entreprise à gérer 24h sur 24, sept jours sur sept. Ça avait été difficile, de donner les rênes à son nouveau bras doigt au Lola’s, mais le patron avait été obligé de sacrifier une partie de lui pour en guérir une autre.

Il peut encore profiter du luxe pendant qu’il se trouve dans le salon. Son vol vers Bangkok n’est qu’à onze heure, et un cuisinier sur place est mis à la disposition des clients les plus fortunés. Ce dernier prépare des omelettes sur mesure, et même si Archie n’a pas beaucoup faim, il se force à se lever sur ses pattes engourdies pour se prendre une assiette. Par habitude, il a conscience que s’il ne se met rien sous la dent, il sera pris d’une nausée coriace, et rien de pire que le mal de cœur en avion. Devant le chef qui casse deux œufs dans sa poêle, il jette son dévolu sur un peu de tomates fraîches, du basilic et du fromage. Il pointe chacun des ingrédients, un à un, jusqu’à ce que son regard s’arrête sur un gros chaudron en métal sur le feu. Sa surface est si propre et réfléchissante, qu’il arrive à voir le reflet des gens qui parsèment la salle derrière lui. Certes, leur visage est allongé et déformé, mais il distingue les hommes des femmes, les blonds des bruns, les… Oh.

Mh. Ce doit être une illusion d’optique, qu’Archie se dit pour se rassurer. Son cœur battant à mille à l’heure, sa gorge se nouant, ses mains se ramollissant, il bascule très doucement le bassin pour jeter un coup d’œil dans son angle mort et… Oui. Le chaudron lui renvoyait bel et bien la vérité. Et cette vérité l’a remarqué, elle aussi, parce que les yeux se croisent, et les gorges déglutissent en même temps. Il n’avait pas revu Carmine depuis la rupture professionnelle et sentimentale, trois semaines plus tôt. Dieu veut-il lui envoyer un message, ou se moquer de lui ? Dans tous les cas, il est trop tard pour Archie. Il ne peut pas faire semblant de ne pas l’avoir vu, parce qu’il a lu dans ses pensées en joignant ses pupilles aux siennes, comme si leurs ondes ne s’étaient jamais complètement éloignées. Ils captent encore les mêmes signaux avec leurs antennes. « Monsieur. » Répète le chef cuisinier qui brandit l’assiette d’Archie sous son nez. Il sort enfin de sa transe, revient sur Terre, attrape la soucoupe contenant son omelette tomate et basilic. « M-Merci. »

« Erm… » Il commence après s’être arrêté à la hauteur de sa majesté, attablé. Saddie ne peut pas les voir de là où elle se trouve. « Déjà une autre escapade ? » Une façon camouflée de lui demander où il se rend. Est-ce que se sont ses rêves éloignés des siens qui le font déjà parcourir le monde ?

@Carmine Cavendish  

Abi lui avait demandé s'il souhaitait qu'elle l'accompagne. Après avoir hésité, se disant qu'un peu de soutien ne serait pas de refus en terres américaines, Carmine avait songé à tout ce que ce voyage reporterait de travail et de rendez-vous pour sa femme et avait finalement décliné la proposition. Abigaël n'avait pas à mettre sa carrière en pause pour accompagner son épou à l'autre bout du monde. C'était l'affaire de C. et seulement de lui que de se rendre à Vegas afin de rattraper les pots cassés par la rupture du contrat préliminaire entre Lola's Waterfall et VIRTUOSO. Sa Majesté ayant quitté le navire, il était désormais acté que le Symposium de croisières ne jeterait pas l'ancre à Bristol. On avait bien évidemment prétendu comprendre les impondérables évoqués par Cavendish au moment de rompre l'accord de principe, mais C. n'était pas né de la dernière pluie. Capable de lire entre les lignes de la concilience hypocrite de ses interlocuteurs (la même que celle enployée à la cour pour mettre fin à une relation d'affaires décevante), l'Anglais avait pris la décision de se rendre sur place en personne. Il souhaitait éviter que cet incident regrettable ne vint plomber sa réputation, celle du parc aquatique - dont il restait malgré tout actionnaire après avoir investi autant d'argent dedans - et, par extention, de la réputation d'Archie.

Archie dont il n'identifia pas la silhouette tout de suite car son regard songeur, perdu dans le vide, flottait au niveau des genoux de l'actionnaire. Ce ne fut que lorsque ce dernier pivota légèrement sur lui-même que Carmine reconnut ses chaussures. Un modèle élégant qu'il avait repéré dans le dressing de Kwanteen, des années lumières auparavant. Par réflexe, Sa Majesté redressa le regard et posa sa fourchette. L'appétit soudainement coupé le fit bouder son omelette aux fleurs comestibles. Tout se passa alors très vite - trop vite. Cavendish le vit se rapprocher sans rien pouvoir faire d'autre que de rester assis à sa table le dos bien droit. Quelle mauvaise idée d'attendre le départ de son jet au salon VIP. « Erm… Déjà une autre escapade ? » « Bonjour - » Le reprit-il avec la même rigueur que celle du Majordome de ses parents. S'il vous plait - Merci - Au revoir. Le quatuore de politesse non négociable pour tout enfant de bonne famille. Le petit Carmine les avait appris à grands renforts de coups de règle sur le bout des doigts. Une technique si efficace qu'il continuait de reprendre les oublis des autres, 36 ans plus tard, comme si ces derniers risquaient de lui valoir une punition personnelle. « J'ai des affaires à régler à Vegas. » Silence. Sa Majesté savait que la ville allumerait l'ampoule dans l'esprit de Kwanteen. Vegas apparaissait en corps gras dans la signature électronique de tous les courriels échangés avec VIRTUOSO. En plus d'être une citée du vice pour les américains, cette capitale du jeu était également le lieu d'emplacement des bureaux de la marque de voyage de luxe. « Et toi ? » C. jeta un oeil à l'entoure, cherchant à voir si Archie était accompagné.

@Archie Kwanteen (oui, je décide que C. aussi à un toc de politesse et le sien est pire ! )

« Bonjour - » La rigidité de la correction, sa froideur aussi, ainsi que son caractère inattendu surprennent Archie… Dans le très mauvais sens du terme. L’assiette qu’il tenait dans sa main se contorsionne en un angle dangereux tant sa poigne s’est serrée sur la bordure. Archie n’a fait preuve d’aucune animosité envers son amant maudit, il n’avait d’ailleurs pas l’intention de causer des problèmes, mais son égo se voit violemment gratté par l’indifférence méthodique de laquelle Carmine fait preuve. S’il veut instaurer de la distance entre eux, alors il aura ce qu’il voudra. Déjà de nombreuses réparties bouillent dans la tête d’Archie, mènent une bataille sans fin, l’omelette glissant de plus en plus dans l’assiette suspendue au-dessus de la table.

Trois semaines. Trois semaines durant lesquelles il n’a pas réussi à regarder son reflet, à accepter son échec cuisant, et voilà que Carmine, croisé dans le plus grand des hasards, se permet de le reconsidérer comme une vaine connaissance, un type dont il aurait oublié le nom tant il connait nombreux de ses clones. « J'ai des affaires à régler à Vegas. » Il a entendu mais n’a pas pu analyser l’information encore. Sa mâchoire serrée lui obstrue les tympans. Ses dents qui crissent aussi. « Et toi ? » « Et vous. » Qu’il le corrige à son tour, sur le même ton aigre, ou même pire. Il fait dans l’exagération, comme Kwanteen sait trop bien le faire dans une situation qui ne va pas dans le sens espéré. Pourtant il connait Cavendish et ses manières distinguées qui le suivent depuis sa tendre enfance. Élevé comme un prince qui doit bien se tenir, bonjour, s’il vous plait, merci… Il l’a vu agir aussi poliment avec tous leurs clients et même avec ses sœurs. Mais plus avec celui qui lui a brisé le cœur pour qu’il le lui casse en retour. « Si tu tiens vraiment à me faire le coup des politesses comme si je ne t’avais jamais fait gémir, autant jouer le jeu jusqu’au bout, monsieur Cavendish. » Ce n’était vraiment, mais vraiment pas le moment d’enfoncer le couteau dans la plaie. Il n’y a pas d’homme plus à fleur de peau que celui qui a décidé de partir sur un coup de tête parce qu’il ne supportait plus d’exister sans posséder tous les morceaux du puzzle.

Encore et toujours l’assiette d’omelette bascule de plus en plus sans que son propriétaire ne s’en rende compte. À quelques degrés de la catastrophe.  

@Carmine Cavendish oups  

tw : grossophobie.

« Et vous. » Carmine pinça les lèvres. Signe subtile et pourtant caractéristique de sa contrariété. Son attention, piquée à vif, se reporta sur Archie. « Si tu tiens vraiment à me faire le coup des politesses comme si je ne t’avais jamais fait gémir, autant jouer le jeu jusqu’au bout, monsieur Cavendish. » Un silence glacial s'abatit sur ce début de conversation. Autant le réflexe de reprendre Kwanteen ne s'était pas voulu hostile - du conditionnement sociale, ni plus ni moins - autant celui de le toiser des pieds à la tête était tout à fait malveillant. Sa Majesté affichait sa plus belle attitude de dédain. Il n'avait pas besoin de verbaliser le fond de sa pensée : son regard jugeant parlait plus qu'un long discours. Le même genre de regard que celui que posaient les créateurs de mode sur les mannequins ayant pris quelques grammes entre le jour des essayages et celui du défilé ... Lentement et sans ciller, C. se redressa. L'arrière de ses genoux repoussa l'assise de la chaise dont les pieds recouverts de minuscules patins ne firent aucun bruit contre le sol du salon VIP. Tout ici était pensé pour le confort des passagers en transit. L'ambiance calme et lumineuse incitait aux discussions à voix basse. Rien d'étonnant à ce que Carmine répondit sereinement. « Vous délirez, Kwanteen. »

La négation. Jamais son Altesse ne s'était imaginé en arriver-là. Pas après tous ces mois passés à voir pousser les fleurs fragiles et délicates d'une romance que ni l'un ni l'autre n'avait initialement désiré. Romantique, C. aimait l'idée de garder en mémoire les aspects positifs de ses relations passées, les victoires acquises ensemble, quand bien même il n'y en avait parfois pas eu beaucoup. Il fallait toute l'arrogance du requin et son mauvais esprit pour que Sa Majesté réalise à quel point rien n'était à garder dans ce cas précis. Chaque détail servirait de prétexte à une pique. Chaque référence se transformerait en faille sur laquelle jeter du sel. Et il savait que les scrupules n'existaient pas dans le vocabulaire de son vis-à-vis. S'il n'était pas certain d'être sorti de son état de choc post démission avant de mettre les pieds à l'aéroport, Carmine venait soudainement de se réveiller de sa torpeur. Archie lui apparaissait sous toute la laideur de son tempérament carnassier, perfide et mauvais joueur.

Tandis qu'il défiait l'actionnaire du regard, bien décidé à ne pas céder aux menaces susceptible de se cacher dans l'ombre de ce sous-entendus mesquin, l'ex mannequin se revit le soir de leur rencontre. Autre espace VIP, autre année, autre contexte. Mais le Kwanteen de la finale de rugby ressemblait beaucoup à celui qui lui faisait face à cette instant. « Votre omelette. » Releva-t-il, si ce n'était moqueur, tout du moins suffisant. Au jeu des apparences, C. se savait doté d'une longueur d'avance. Mitraillé par les photographes du matin au soir depuis son enfance, il avait appri à cacher les détails trahissant ses humeurs avec plus d'efficacité qu'Archie. Ses quadriceps, par exemple, sous le rempare de son pantalon de costume, étaient contractés de colère froide.

@Archie Kwanteen

C’est regrettable. Kwanteen avait appris à parler le langage Cavendish au fil des années. Il savait ô combien sa manière de s’exprimer se détachait du lot, et que la courtoisie était le moteur de toute initiation. Égoïstement, Archie s’était mis à penser qu’il avait changé, pour lui. Que son ADN s’était remodelée pour s’éloigner un peu de ses standards démodés, qu’il avait réussi à percer en-dessous. Des mots précipités, voire téméraires, s’étaient frayé un chemin hors de ses lèvres, dans leurs moments les plus vulnérable et… vrais. Pendant un instant, Carmine avait cessé d’exister pour les autres, s’était contenté de vivre le moment présent sans ajouter des couches de paillettes, de superficialité.

Love ya.

Cela faisait tellement longtemps que ces mots avaient été prononcés derrière le combiné du téléphone. Mais ils lui avaient paru tellement réels, contrairement à tout le reste. Archie les avait détachés du lot en cherchant à en faire une collection. Au fil du temps, la carrure de sa majesté s’est arrondie, ses angles se sont mis à le caresser plutôt qu’à l’érafler, mais désormais l’armoire contenant la collection de familiarité a basculé et tout son contenu s’est étendu sur le sol. Certains ne se distinguent plus du reste. Archie les attrape du bout du doigt, mais ils transpercent sa peau, tant qu’il se demande s’il les a rêvés ou s’il est devenu fantôme.  

« Vous délirez, Kwanteen. » C’est lui qui a exigé le vouvoiement. Certes, ses sautes d’humeur l’avaient conduit vers l’exagération. Réclamer le vous, pour enterrer tout le tu qui avait ponctué leur relation. Du mieux qu’il le peut, Archie fixe le regard de Carmine, plus haut placé que lui. Ses quelques centimètres en plus ont toujours eu un effet d’aplatissement. Il regrette déjà. Mais Archie ne serait pas Archie s’il n’enfonçait pas le couteau dans la plaie pour seulement espérer ne pas être le seul à souffrir. Généreux dans sa manière de partager la douleur. Égoïste dans ses moments de joie. Il n’apprendra donc jamais ?

Les yeux noirs que posent Carmine sur lui font stopper la course du temps. À l’intercom, on annonce l’ouverture de la porte 6, pour un vol en direction de Tokyo. Autrement, c’est le calme plat dans cette salle VIP où le silence se fait meilleur client. Archie soutient la pose de peine et de misère. Sa langue tourne dans sa bouche, analysant les possibilités de réparties. Il n’y en a pas beaucoup. C’est un rappel à l’ordre qui le sort de ses réflexions sans fin. De justesse, il redresse l’assiette qui basculait dangereusement vers le sol, et l’omelette reprend sa place au milieu, glissante et juteuse. Ça l’embarrasse d’avoir frôlé l’accident. Alors il baisse les yeux, déjà vaincu. Il payait déjà le prix. Chercher la familiarité chez Carmine, ou plutôt chercher leur complicité d’antan, aura été peine perdue. Il aura toujours été le mieux armé pour tout cacher en-dessous de sa splendeur. Carmine reste beau en détestant. Archie s’enlaidit en capitulant. A-t-il déjà fait le poids contre cet adversaire ? Sûrement pas. Dans le but de préserver le peu de dignité qu’il lui reste, il continue de crisper son visage de colère, écho à l’expression de son amant maudit, bien que ce soit le chagrin qui ait repris les rênes.

Il pourrait ruiner la vie de Carmine en prononçant quelques mots. C’est le pouvoir qu’il possède sur lui. Le seul. Mais c’est aussi le genre de pouvoir qu’il ne pourra jamais exercer tant ce n’est pas vraiment dans son essence de briser tout ce qu’il touche. Archie a toujours su aimer bien plus fort qu’il le souhaiterait. Cet amour l’aura entravé dans l’atteinte de la gloire sous la forme qui l’attirait et qui, surtout, attirait son père. « What are you gonna do with me, then ? » Il demande d’une voix lasse. Il ne peut pas le mettre en cage au moindre malentendu, si ? « Un obstacle que tu croiseras par hasard jusqu’à la fin de tes jours, ou, du moins, jusqu’à la fin de ce mensonge auquel tu joues avec cette bague. » Il ne s’agit pas d’une menace. Jamais il ne fera quoi que ce soit pour fracturer l’image médiatique de Carmine. Les mots prononcés à voix basse ne peuvent être entendus que par l’oreille concernée.

@Carmine Cavendish              

L'omelette retrouva sa place au centre de l'assiette, la colère la sienne au milieu du pont invisible formé par leurs regards accrochés l'un à l'autre. Noirs. Orageux. Perçants. L'hostilité contenue de cette joute silencieuse les isolait du reste de l'espace VIP. Carmine n'entendait pas la voix synthétique annonçant de-ci de-là les ouvertures des portes et les invitations à l'embarquement. Seules grondaient à ses oreilles les plaintes agonisantes de son affection pas encore tout à fait trépassée à l'encontre de l'actionnaire. Si cette interaction venimeuse venait de sortir Sa Majesté de la torpeur dans laquelle son départ du Lola's l'avait plongé, il faudrait malheureusement plus qu'une prise de décision ponctuelle pour gommer les traces de leur passé commun. Et cela, Archie le lui rappela à voix basse, tant et si bien que Cavendish échappa un soupir sarcastique. « Parlez-moi de mensonges, j'ai tout à apprendre. » L'ironie voulait que son interlocuteur était le plus mal placé pour le montrer du doigt, mais que C., en sa qualité de complice, était le seul à le savoir. Leur rupture les mettait dans une situation détestable. Il était évident, pour l'un comme pour l'autre, que rompre les liens suffirait à préserver leurs quotidiens d'émotions négatives et de tourments immédiats, mais que rien ne saurait détatouer leurs mémoires des souvenirs profondément ancrés. Couper les mauvaises herbes n'empêchait pas les racines de persister sous la terre ...

Le temps s'étira encore. Les secondes paraissaient minutes et heures. À mesure que le tic tac de la montre induisait la fin de cette conversation aussi stérile que contre-productive, une partie de l'esprit de Carmine subissait les affres de l'incertitude. Kwanteen n'avait pas répondu à la question. La destination du requin, la raison ainsi que la durée de son voyage restaient un mystère dont se nourrissait l'anxiété du mannequin. Risquaient-ils de ne jamais plus se recroiser ? Cela semblait irrationnel. Quelles étaient les probabilités de ne pas apercevoir Archie à un gala quelconque d'ici à la fin de l'année ? De ne pas avoir affaire à lui lors d'un conseil d'administration du parc, auquel tous les actionnaires étaient invités ? Rien ne justifiait pareils doutes dans l'esprit de Sa Majesté, si ce n'était la peur. Non pas celle de se voir privé de la présence de Kwanteen, mais bien d'une partie de lui-même.

En mentionnant la bague que C. portait au doigt, Archie venait en effet de remuer le couteau dans une plaie qu'Abi s'efforçait de désinfecter chaque fois qu'elle apercevait son mari le regard vague, l'esprit ailleurs, perdu dans ses pensées existentielles. Cela faisait deux mois que Cavendish avait épousé Clarke. Un mois et demi qu'ils étaient rentrés de leur lune de miel. Trois semaines depuis la démission. Au cours des derniers jours, les doutes que Carmine avait refoulés la veille du mariage en compagnie d'AJ refaisaient leur apparition. Inlassablement, comme des ballons d'hélium qu'on aurait tenté d'émerger, les pensées parasites remontaient à la surface. Légitimes, ces dernières interrogeaient Sa Majesté sur sa capacité à vivre une moitié d'identité pour le restant de ses jours. Il avait beau se répéter que la bisexualité n'avait rien à voir avec l'acte d'engagement ; que sexe et genre ne conditionnaient pas les promesses de fidélité éternelle, cela ne suffisait pas à repousser les murs étriqués de l'existence telle qu'elle s'offrait à lui sous le vernis de vie parfaite à laquelle aurait aspiré une grande partie de la population mondiale. Une carrière en or, un salaire astronomique, une femme attentionnée, un nom célèbre, un physique de rêve ... Mais la liberté de n'en jouir qu'à condition de respecter les scénarios vus et revus du traditionalisme familial et du politiquement correct. Qu'adviendrait-il de sa passion et de son originalité après quinze ans de mariage bâti sur le mensonge ? Le drame Shakespearien dans lequel s'était enfermé Carmine par souci de compromis avec sa famille ne faisait que commencer, pourtant Sa Majesté sentait déjà les effets délétères du tiraillement sur sa santé mentale.

« Bon voyage. » Conclut-il abruptement avant de tourner les talons et de disparaitre dans le couloir menant aux salles de bain. Quelqu'un s'occuperait certainement de ramasser son assiette. Une fois la porte battante franchie, C. s'approcha de la rangée de lavabo. Il ouvrit un robinet, prit de l'eau dans le creux de ses mains et s'en tapota le visage. Faire face à Archie dans l'instant présent était une chose. Affronter les traces que ce dernier avait laissées dans ses souvenirs en était une autre. Mais s'imaginer un avenir vierge de sa présence lui donnait le vertige. Carmine était-il en train de commettre la pire connerie de sa vie ?

@Archie Kwanteen

« Parlez-moi de mensonges, j'ai tout à apprendre. » Mâchoire serrée à s’en brûler les muscles. « Si ça te rassure d'y croire. » Ses yeux qui font un ping-pong entre ceux de Carmine pour gagner du temps, alors qu’il cherche à reprendre, en vain. Il n’y aura qu’un seul homme qui arrivera à coincer Archie en-dessous de sa semelle, à lui dégonfler les poumons, à lui voler les mots qu’il n’aurait eu aucun mal à formuler dans un contexte différent. Ou, plutôt, dans le contexte où l’arroseur ne se fait pas arroser. Cavendish a raison. Archie est mal placé pour donner des leçons d’honnêteté. Sa vie, autant que celle de son interlocuteur, n’est qu’un tissu de mensonge tressés les uns dans les autres pour composer avec des attentes démodées. Mais s’il y en a un des deux qui a réussi à baisser son masque plus rapidement, et à faire confiance en ce qu’une relation avec l’autre pourrait lui apporter de positif, c’est Carmine. Oh, comme il doit regretter d’avoir espéré. Donner une chance à un moustique, c’est de lui tendre le bras et de lui laisser sucer son sang.

Derrière la sévérité des yeux de Carmine, Archie sait. La mélancholie existe encore. Elle prend la forme d’une étoffe translucide qui se pose sur ses iris bleues et en avale un peu la couleur. Le cœur de l’actionnaire continue de battre pour lui. Il sent même le muscle se gonfler, se fracasser contre sa cage thoracique, pour prétendre à se sortir de prison. C’est bien là, la malédiction d’un cœur malade : il ne survivrait pas sans son hôte, comme l’hôte ne survivrait pas sans amour. Sauf qu’en cet instant où se confondent deux souffles épuisés, Archie a l’impression que rien ne lui aura causé plus de mal que cet espoir de se libérer de ses chaînes. Commence-t-il à regretter l’irritation que causaient jadis les menottes fermement serrées autour de ses poignets ? Dans cette salle VIP, il n’y a plus que le cuir de ses chaussures et l’or de sa montre qui méritent toute la lumière. « Bon voyage. » Austère dans son désir de ne pas bouger, Archie détourne les yeux. Juste après, le départ de Carmine soulève un courant d’air qui vient secouer ses cheveux. Il perçoit l’odeur de son parfum une dernière fois, et celui de l’omelette vient reprendre sa place, balayant toute trace de ce qui vient de se passer.

Comme il sait si bien le faire, Archie ravale ses regrets et redresse le dos. Lorsqu’il rejoint Saddie un instant plus tard, il est armé de son même sourire dégoulinant de confiance. Il passe un commentaire désobligeant sur l’air sec de l’établissement, et il se met à la dégustation de son repas comme si jamais il n’avait pensé à tout annuler ce plan absurde qu’était de fuir sa vie ici.  

@Carmine Cavendish