Tu m'as offert l'éternité dans un nombre de jours limités

Une fois n’est pas coutume, Camil avait l’impression d’avoir passé sa journée en réunion. Ça avait commencé de bon matin, avec ses collaborateurs les plus fidèles et les plus dévoués. Il avait passé les sujets essentiels en revue : rédaction de projets de loi, discours à venir, déplacements impératifs, prochaine oeuvre caritative à laquelle il devait impérativement se montrer, interviews à donner… Et puis le traditionnel moment d’échange qu’il avait instauré, et dont il refusait de se passer parce qu’il s’agissait de la seule occasion (ou presque) de parler à bâtons rompus et de brainstormer. Il avait ensuite enchaîné avec un rassemblement suite à la tempête qui avait ravagé Brisbane, et une rapide sortie pour aller déjeuner. C’était en sentant les rayons du soleil réchauffer sa peau qu’il avait pris le temps d’envoyer un message à Deborah, pour lui proposer de se voir le soir — pour profiter des quelques beaux jours qui restaient avant l’arrivée de l’hiver. Elle avait accepté, et son train-train de politicien avait repris, avec une visioconférence avec certaines de ses homologues du pays en prévision de leur prochaine session parlementaire. Il avait quitté le travail suffisamment tôt pour être à l’heure de leur rendez-vous. Constatant que la brune n’était pas arrivé, il avait pris la liberté de faire quelques pas sur le sable en l’attendant, profitant de ce moment de calme pour jeter un coup d’oeil à son fil d’actualité sur les réseaux sociaux. En voyant la photo de l’un de ses amis en bas d’une piste de ski, il se surprit à rêver d’être à sa place — il n’avait pas pu se libérer cette semaine pour sa traditionnelle semaine de vacances aux sports d’hiver, et le regrettait quelque peu. L’heure étant à la rêverie, il n’avait ni vu ni entendu la brune arriver, et encore moins lui sauter au cou. Surpris par cette accolade, il manqua de faire tomber son téléphone dans le sable, et passa tant bien que mal son bras libre sous la jambe de Deborah pour lui offrir un maintien un peu plus stable contre son dos. « Salut petit singe. » Murmura Camil avec un sourire complice. Il n’avait même pas besoin de se retourner pour savoir que c’était bien Debbie qui se permettait de telles pitreries à son égard. Son odeur, sa voix, et même son grain de peau : c’était bien simple, tout lui était familier. « Pour une fois que c’est moi qui attends ! » S’exclama-t-il, pas peu fier d’être arrivé avec quelques minutes d’avance au rendez-vous qu’il avait lui-même fixé. Debbie se pencha par-dessus son épaule, et attrapa le téléphone qu’il avait manqué de faire tomber quelques secondes plus tôt. Il la laissa faire sans moufter : leur présence ici n’était pas anodine, et revêtait un caractère assez exceptionnel. Ce soir, Camil avait une annonce singulière à faire. Une annonce qu’il était loin de prendre à la légère. Il sentit la pression autour de ses épaules se relâcher, et Deborah se laissa glisser le long de son dos. « Tu me le rends ? Ou tu me punis comme un ado ? » Demanda-t-il avec un sourire amusé, alors que l’Irlandaise lui faisait désormais face et le narguait avec son téléphone. Il accueillit dans une douce étreinte la brune une seconde plus tard, refermant ses bras autour de sa nuque. Ce geste, devenu aussi instinctif que naturel après toutes ces années, aurait aussi pu être réfléchi et fait dans un but politique. Qui aurait pu deviner, avec cette scène, que les deux individus étaient en réalité liés par un contrat ? Personne ; même eux auraient pu se laisser berner. Ils avaient partagé trop de choses et trop de moments pour que la frontière ne soit pas estompée, voire carrément effacée. « C’est une bonne idée. » Concéda le politicien en inclinant légèrement la tête. Il avait volontairement libéré sa soirée de toutes ses obligations, et s’était octroyé le luxe de ne rien prévoir. Lui, maître dans l’art de l’anticipation, avait décidé de se laisser porter au gré de ses envies ou de celles de Debbie — au moins le temps d’une soirée. « On marche un peu ? » Proposa Camil, peu désireux de rester à proximité de l’une des entrées de la plage. S’il n’était pas spécialement dérangé par les photographes lors de son temps libre, il s’en méfiait malgré tout : aujourd’hui, n’importe qui pouvait s’improviser paparazzi et vous immortaliser pour ensuite le vendre au plus offrant. Parfois, il lui arrivait de regretter les moments où il était simplement directeur de cabinet ; là, au moins, ce n’était pas lui qui occupait le devant de la scène. « Raconte-moi ta journée. » Suggéra-t-il en tendant une main en direction de l’Irlandaise. Réflexe, évidemment. Et sa petite main qui se logea familièrement dans la sienne tenait aussi du réflexe, bien sûr. « Je veux tout savoir. » Depuis quelques temps, Deborah suivait une formation d’ambulancière, qui semblait lui plaire et répondre à ses attentes. Après les épreuves traversées, le politicien était heureux de constater qu’elle avait su reprendre du poil de la bête, et rebondir pour se concentrer sur de nouveaux projets.

« Ça va, ce n’est pas trop terrible. » Confessa le blond en haussant les épaules, presque ravi d’avoir une bonne raison de ne pas consulter son téléphone pendant un petit moment. Même s’il essayait de déconnecter lorsqu’il rentrait chez lui, et plus encore quand il avait décidé de passer une soirée en compagnie de Deborah, il était malgré tout souvent rattrapé par ses obligations de personnage public. Pour tout et rien, d’ailleurs : besoin d’un soutien dans un cadre caritatif, demande inopinée d’interview pour le lendemain aux aurores, un membre de son équipe qui souhaitait faire un débriefing concernant un sujet spécifique… « Je devrais pouvoir tolérer la punition. » Ce qui ne l’empêcherait pas d’aller rechercher son bien, tôt ou tard. « En attendant, je fais de toi la garante de ce précieux sésame. » Et ce n’était pas une mission de second rang, bien au contraire. Camil usait et abusait de son téléphone, dans le cadre professionnel. Il était aussi précieux que pratique, et il avait fini par y devenir accro.


Il n’était pas sans ignorer que les premiers jours du stage de Debbie avaient été compliqués. Combien de fois l’avait-il retrouvée, les pieds plongés dans la baignoire ? Ou se massant les mollets ? « C’est vrai que tu marches moins comme une petite veille, ces derniers temps. » Il plaisantait et se moquait gentiment d’elle ; il savait que son stage l’avait mise à l’épreuve, d’un point de vue physique. « C’est génial que tu te sois accrochée. Je suis fier de toi. » Ça ne coûtait rien à Camil de le dire, et Debbie serait sans doute heureuse de l’entendre. Il l’avait toujours poussée dans ses projets, à suivre sa propre voie, malgré le contrat qui les liait. Il n’avait jamais voulu qu’elle s’enferme dans un rôle de « femme de » qui, même s’il s’était poursuivi, resterait éphémère. Et c’était d’ailleurs ce qui les amenaient ici ce soir ; mais le moment n’était pas encore venu.


« Belle preuve de maturité. » Commenta Camil, alors que l’Irlandaise lui expliquait que c’était la plus âgée des deux filles qui avaient prévenu les secours. « Que s’était-il passé ? » Demanda le politicien. C’était Deborah qui avait vécu la situation, mais il se sentait malgré tout concerné. Il pouvait sentir que la situation l’avait ébranlée, mais qu’elle avait su y faire face. « Et comment faites-vous, quand il y a des enfants ? » Même si les secours avaient été en mesure de sauver le père, nul doute qu’il avait dû être transporté à l’hôpital pour des examens complémentaires, ou des actes chirurgicaux plus poussés. « Tu as vraiment l’air transportée par ce que tu fais. » Constata Camil avec un sourire sincère, alors que le regard de Debbie s’était illuminé quand elle lui avait raconté sa journée. Il était vraiment heureux de la revoir comme ça, comme il l’avait connue : souriante, enchantée, pétillante. Elle avait traversé des épreuves compliquées, et la voir reprendre du poil de la bête lui donnait chaud au coeur. Il esquissa un sourire lorsqu’il l’entendit mentionner sa propre journée, et répondit en haussant les épaules : « Mes journées sont toujours chargées. » Il ne cherchait pas à se faire plaindre ; il énonçait simplement un fait, un point c’est tout. « J’avais une réunion de matin avec mon équipe. On a passé les sujets traditionnels en revue. Propositions de lois, discours, prochains déplacements… Bref, la routine quoi. » Mais ce qui lui avait coûté le plus, c’était la réunion en visioconférence qu’il avait fait l’après-midi avec les autres membres du parti, en prévision de la prochaine session parlementaire. « J’ai eu droit cet après-midi à une réunion avec le gratin. » Ajouta-t-il, agrémentant cette annonce par un petit soupir qui en disait long sur son ressenti. Comme toujours, les égos avaient joué une place prépondérante ; chacun voulait que son nom soit mis en avant, pour une raison ou une autre. Si l’Australo-Américain concédait déjà avoir un égo développé, il faisait figure de petit joueur face à d’autres. « Ils m’ont gonflé. » Admit-il avec un sourire amusé, s’imaginant les têtes que les pontes feraient s’il l’entendait dire ça, de cette façon là. C’était dire la confiance qu’il accordait à Deborah, pour se montrer aussi franc à ce sujet. Avec d’autres, il aurait botté en touche pour ne pas avoir à se confier. Avec elle, il se savait en sécurité : elle n’irait pas vendre les informations au plus offrant. « Comme on n’a pas réussi à régler tous les sujets, on recommence demain. J’espère que ça ne va pas durer, j’ai clairement autre chose à faire. » Et, preuve en est, il n’avait pas bousculé son emploi du temps pour remettre à plus tard son rendez-vous avec Deborah. Ils poursuivirent leur marche, s’éloignant toujours davantage de l’entrée principale et des gens s’y agglutinaient. S’éloigner leur assurait un peu de paix et d’intimité. « Bien sûr. » Dit-il en s’arrêtant, avant de se laisser tomber sur le sable, face à l’océan. Il adorait cette vue, et tout ce qui y avait attrait : les couleurs, les odeurs, les bruits, les sensations. « Je ne me lasserai jamais de ce panorama, je crois. » Commenta-t-il avec un sourire léger. Ici, il ressentait de la sérénité — un sentiment qui n’était pas si facile d’éprouver, mais que Camil chérissait particulièrement.